Sur les traces de Cezanne à Aix-en-Provence : la bastide du Jas de Bouffan

À l'occasion de l'exposition événement organisée au musée Granet jusqu'au 12 octobre, nous avons choisi de vous entraîner dans les pas de Paul Cezanne avec une série d'articles consacrée à l'illustre peintre provençal.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
La bastide du Jas de Bouffan et son bassin, ancienne propriété de la famille Cezanne, à Aix-en-Provence. (MICHEL FRAISSET)
La bastide du Jas de Bouffan et son bassin, ancienne propriété de la famille Cezanne, à Aix-en-Provence. (MICHEL FRAISSET)

Située en lisière de la ville d'Aix-en-Provence, à 20 minutes à pied du centre-ville, la bastide du Jas de Bouffan est une adresse capitale dans l'histoire de Paul Cezanne. Son père, Louis-Auguste, achète cette propriété agricole d'une quinzaine d'hectares en 1859, après avoir fait fortune dans la banque. Paul n'a alors que 20 ans. Avec sa maison de maître, son grand parc orné d'un bassin, ses marronniers, ses paysages alentour, le Jas de Bouffan sera à la fois le berceau de son art et son centre de gravité.

Le peintre y vivra, de façon plus ou moins permanente, durant quarante ans. La ville d'Aix-en-Provence a d'abord racheté la bastide en 1994, puis la ferme toute proche en 2017, les deux propriétés ayant été séparées. Sur ce domaine, qui couvre désormais 5 hectares, un grand chantier de réhabilitation a été lancé en septembre 2024. Trois périodes de travaux sont programmées pour un montant global estimé par Sophie Joissains, maire de la ville, à 13 millions d'euros. Neuf chevalets ont été installés dans le parc avec des reproductions de ses tableaux à l'endroit même où il les a peints.

En 1882, le père de Cezanne fait construire pour son fils, côté nord, un atelier avec une grande verrière. Dans cette pièce aux murs gris, dorénavant ouverte à la visite, le peintre a réalisé de multiples chefs-d'œuvre, exposés dans les plus grands musées du monde. À proximité, la chambre de sa mère a également été restaurée. Elle est couverte de décors en relief en stuc, dans des tons jaune et blanc. Une scène mythologique représentant Léda et le cygne surplombe la cheminée.

Le clou du spectacle se trouve au rez-de-chaussée, dans le Grand salon du Jas de Bouffan. La décoration de cette pièce a occupé Cezanne durant une dizaine d'années, approximativement jusqu'en 1870. L'artiste en herbe a un pied dans la tradition, un autre dans la modernité. Il veut entrer au musée comme les grands maîtres qu'il admire, notamment Nicolas Poussin, tout en rêvant de créer un style nouveau qui n'appartiendrait qu'à lui.

La bastide du Jas de Bouffan, à Aix-en-Provence, pendant les travaux de réhabilitation, le 11 juin 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)
La bastide du Jas de Bouffan, à Aix-en-Provence, pendant les travaux de réhabilitation, le 11 juin 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

Le Grand salon sera son laboratoire. "Son père lui donne carte blanche pour décorer cette pièce rectangulaire de 80 mètres carrés", raconte Pierre Laforest, administrateur des sites Cezanniens pour la Ville d'Aix-en-Provence. "Il s'appuie sur des motifs pré-existants peints au plafond au XVIIIe siècle". Au début, Cezanne imagine quatre grands panneaux principaux. "On sait maintenant qu'ils représentaient une entrée de port, un paysage avec un château sur une colline, un autre avec une cascade et une ferme et un dernier romantique, avec des pêcheurs et un donjon, des motifs inspirés par les grands peintres classiques", analyse l'expert.

Au fond de la pièce, dans une alcôve, Cezanne peint quatre panneaux de plus de 3 mètres de haut sur un mètre de large : des femmes incarnant les quatre saisons. "On ne sait pas trop pourquoi, mais il signe ces panneaux Ingres. Ironie ou vantardise ? Il y a plusieurs hypothèses", s'amuse Pierre Laforest. Au centre de l'alcôve, Cezanne place étonnamment un portrait de son père lisant le journal.

Pierre Laforest, administrateur des sites Cezanniens pour la Ville d'Aix-en-Provence, montre dans le Grand salon du Jas de Bouffan le mur où l'on a retrouvé en 2023, un fragment d'une peinture réalisée par Paul Cezanne, représentant une entrée de port. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)
Pierre Laforest, administrateur des sites Cezanniens pour la Ville d'Aix-en-Provence, montre dans le Grand salon du Jas de Bouffan le mur où l'on a retrouvé en 2023, un fragment d'une peinture réalisée par Paul Cezanne, représentant une entrée de port. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

Avec le temps, Paul Cezanne complète ses premières fresques et va recouvrir certaines peintures par d'autres. "Ici, il a fait le portrait d'un ami, les cheveux hirsutes, montre Pierre Laforest. Et de l'autre côté, à l'ouest, un Christ aux limbes et une Madeleine. Dans un autre recoin, beaucoup plus tard, il peint une œuvre de rupture, un portrait que l'on appelle 'Contraste'." Quand la bastide est revendue à la famille Granel, en 1899, le Grand salon est entièrement couvert de ces peintures qui pouvaient sembler étranges à l'époque. "La cohérence n'était pas au rendez-vous", sourit notre guide. Ce salon hétéroclite, reconstitué au musée Granet, sera l'un des points forts de l'exposition.

À l'orée du XXe siècle, les nouveaux propriétaires du Jas de Bouffan comprennent que ces peintures murales ont une valeur marchande. Quelques galeristes se montrent intéressés. Elles vont alors être prélevées avec maintes précautions. Pierre Laforest nous explique que pour "décroûter les murs" supportant ces œuvres peintes à même le plâtre, "on colle une toile sur la peinture, on fait un coffrage avec une planche à la taille de la zone que l'on veut arracher. En martelant les bords en profondeur, on s'enfonce dans le mur puis on détache le bloc petit à petit, en faisant levier avec un pied de biche. On fait basculer l'enduit peint sur le coffrage. On racle ensuite l'enduit et on fixe avec une très bonne colle la couche picturale sur une toile". Une manœuvre délicate durant laquelle le risque de perdre de la matière et de créer des craquelures est élevé.

Éparpillé par petits bouts façon puzzle

De 1910 à 1973, toutes les œuvres de Cezanne ont été arrachées et dispersées. Pour reprendre une célèbre formule, son Grand salon se trouve aujourd'hui aux quatre coins du monde, éparpillé façon puzzle, dans des collections privées ou de grands musées : Les Quatre Saisons (Petit Palais à Paris), Le Père du peintre, Louis-Auguste Cezanne (National Gallery de Londres), Baigneur au rocher (Norfolk aux États-Unis), Le Jeu de cache-cache, d'après Lancret (Hiroshima au Japon), Le Christ aux limbes et La Madeleine (musée d'Orsay à Paris)...

On pensait tous les Cezanne partis jusqu'au jour où les vestiges d'une fresque ont été retrouvés, dissimulés sous plusieurs couches de plâtre. En février 2023, des sondages effectués avant la restauration du salon révèlent un fragment d'une œuvre de 5 à 6 m2, représentant l'entrée d'un port. Cela relance les recherches qui aboutissent au printemps 2025 à une nouvelle découverte : un décor composé d'un médaillon central et de guirlandes fleuries en gypse, situé juste au-dessus de l'alcôve. Tel un peintre décorateur, l'artiste a aussi réalisé des soubassements en faux bois, avec des caissons imitant les boiseries des châteaux. L'archéologie du Grand salon n'est pas terminée. Sous la peinture au plomb toxique qui recouvre les murs, un Cezanne pourrait en cacher un autre...

L'alcôve du Grand salon de la bastide du Jas de Bouffan, à Aix-en-Provence, surmontée d'un médaillon et d'un décor en gypse peint par Paul Cezanne, une nouvelle découverte révélée le 13 juin 2025. (VILLE D'AIX-EN-PROVENCE)
L'alcôve du Grand salon de la bastide du Jas de Bouffan, à Aix-en-Provence, surmontée d'un médaillon et d'un décor en gypse peint par Paul Cezanne, une nouvelle découverte révélée le 13 juin 2025. (VILLE D'AIX-EN-PROVENCE)

À partir du 28 juin, jour de l'ouverture de l'exposition Cezanne au Jas de Bouffan, des visites guidées d'une heure seront proposées dans ce lieu fondamental dans l'histoire du peintre. Dans le Grand salon, des projections permettront de visualiser sur les murs les différentes phases de la décoration puis de l'arrachage des œuvres. Denis Coutagne, président de la Société Paul Cezanne, ne dit-il pas que le Jas de Bouffan représente "l'arche d'entrée dans l'œuvre de Cezanne" ?

Avec l'arrière-petit-fils du peintre, Philippe Cezanne, et Bruno Ely, le directeur du musée Granet, ils ont créé cette association qui a pour ambition de "développer la présence et la connaissance de Cezanne à Aix." L'ancienne ferme qui jouxte la bastide abritera bientôt un centre de recherches et de documentation qui aura, en prime, la responsabilité du catalogue raisonné de l'œuvre de Cezanne. "On y ajoute, si on a la certitude, de nouvelles œuvres authentifiées, des informations en bibliographie, des reproductions photographiques... un énorme travail va se faire ici, explique Denis Coutagne. On va aussi rapatrier les archives qui se trouvent à New York". Bruno Ely renchérit : "C'est un sceau qui va signaler que c'est vraiment à Aix que s'enracinent les références de la connaissance de Cezanne". Un retour aux sources en quelque sorte.

Bastide du Jas de Bouffan, 4 route de Valcros, Aix-en-Provence
Ouvert tous les jours de 9h à 19h du 28 juin au 30 septembre et de 10h à 18h du 1er octobre au 2 novembre 2025.
Visite guidée avec réservation obligatoire, même en cas de gratuité, sur le site Cezanne2025.com
Plein tarif à 9,5 euros et tarif réduit à 7,5 euros. Parc seul : 3 euros

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