L'art unique de la peintre aborigène Sally Gabori à la Fondation Cartier
C'est à 80 ans que, subitement, Sally Gabori, qui n'avait aucune référence ni modèle artistique, s'est mise à peindre des toiles puissantes. Vite remarquées en Australie, elles traversent aujourd'hui les mers et sont à découvrir à Paris, à la Fondation Cartier (jusqu'au 6 novembre 2022)
L'histoire est incroyable : c'est celle d'une femme aborigène d'Australie élevée loin de la société occidentale qui s'est mise à peindre à 80 ans, dans un style qui ne ressemble à rien, pour rendre hommage à sa terre natale dont elle avait été arrachée 60 ans plus tôt. La Fondation Cartier pour l'art contemporain présente la première exposition en Europe de Sally Gabori, dont les toiles ont vite été remarquées dans son pays avant de faire le tour du monde.
Sally Gabori, Mirdidingkingahi Juwarnda de son vrai nom, est née vers 1924 au nord de l'Australie, sur la petite île Bentinck, habitée par les Kaiadilts, dernier peuple aborigène côtier à être entré en contact avec la société occidentale. Pendant des années, les Kaiadilts résistent aux tentatives des presbytériens de l'île voisine de Mornington qui veulent leur faire rejoindre leur mission.
L'exil
Dans ses jeunes années, Sally Gabori mène le mode de vie complètement traditionnel de sa communauté. Comme les autres femmes, elle pêche, elle fabrique des paniers et des filets, entretient les pièges à poissons en pierre, et elle est une chanteuse appréciée. Quand en 1948 un cyclone et un raz-de-marée détruisent leur source d'eau potable, la centaine d'habitants de Bentick acceptent de se rendre à Mornington, pensant que ce transfert sera de courte durée. Ils ne pourront rentrer chez eux, de façon temporaire, que dans les années 1980.
Ils sont logés dans des campements sur la plage et séparés de leurs enfants, installés à la mission avec interdiction de parler leur langue. Toutes ces années, Sally Gabori continue à pêcher, elle élève huit enfants, dans la nostalgie de sa terre natale. C'est en 2005, alors qu'elle vit dans une maison de retraite, qu'elle prend pour la première fois les pinceaux dans un atelier du centre d'art de l'île de Mornington. Tout va alors aller très vite. Alors que l'art lui est totalement étranger, elle se met à créer avec frénésie, d'abord des œuvres de petite taille, puis des toiles monumentales.
Il n'y a pas de tradition picturale chez les Kaiadilts, elle n'a aucune référence iconographique à laquelle s'accrocher, elle ne s'inspire de rien et invente un style propre qui semble totalement abstrait, de grandes taches de couleurs puissantes qui se côtoient et se superposent, laissant transparaître la couleur en dessous. On ne trouve pas dans sa peinture les points et les traits qu'on est habitués à voir dans l'art aborigène. Le fait de ne pas être enfermée dans une tradition ou des références, lui permet d'inventer un art totalement libre.
Une façon de voir le monde
Sally Gabori imagine "des formes, des motifs, des textures, des couleurs et des rythmes qui correspondent à la manière dont elle a appris à voir le monde et à lui donner un sens", explique dans le catalogue Judith Ryan, conservatrice spécialiste de l'art aborigène. Car ce que l'artiste traduit dans son art, c'est bien son pays natal, sa terre, sa mer et son ciel, ou la perception qu'elle en a, les émotions que ce lieu perdu suscitent en elle.
Elle est animée d'"un soudain élan de créativité artistique" qui "semble ne venir de nulle part", souligne dans le catalogue l'anthropologue et linguiste Nicholas Evans qui l'a côtoyée pendant près de 25 ans. Poussée par une énergie, un souffle incroyable, elle est extrêmement prolifique. Au début, elle peut produire 14 petites toiles en une matinée, puis son rythme se ralentit quand elle passe à des formats beaucoup plus grands mais on estime que, en dix ans, avant sa mort en 2015, elle a produit plus de 2 000 œuvres.
Dès 2005 elle a une première exposition personnelle dans une galerie de Brisbane, puis l'année d'après elle est exposée dans un musée, le Queensland Art Gallery, à Brisbane également. Elle a reçu des commandes d'une peinture murale pour la cour suprême du Queensland en 2011, de l'aéroport de Brisbane en 2014, elle a été invitée à la Biennale de Venise en 2013. Elle a été exposée aussi au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Ses peintures sont présentes aujourd'hui dans les collections publiques australiennes, ainsi que, en France, au musée du Quai Branly.
Du récit fondateur aux phénomènes climatiques
La Fondation Cartier nous convie à la découvrir à travers une trentaine de grandes toiles, parfois monumentales. Elle a nommé ses œuvres d'après six lieux. Thundi, où son père est né, dont elle évoque des phénomènes climatiques, des intensités de lumière, les nuages, dans un tourbillon de blanc sur rose, parfois mêlé de jaune, ou sur noir. Il y a aussi Nyinyilki, où elle a pu revenir séjourner à partir des années 1980, lieu marqué par l'eau douce d'un lagon et l'eau de la mer, qu'elle traduit par de larges surfaces d'un bleu plus moins intense. Ou Didirdibi, qui raconte le récit fondateur de l'île Bentinck et son ancêtre nommé ainsi, et évoque le mari de Sally Gabori, Pat Gabori, dont c'était le nom totémique.
La grande salle du sous-sol est particulièrement impressionnante, avec des toiles monumentales accrochées côte à côte tout autour, dans une explosion de couleurs où se mêlent et se superposent de grands aplats aux contours irréguliers alternant l'orange, le turquoise, le jaune vif, le rouge, le noir, le violet, le blanc...
Trois des toiles présentées ont été réalisées par l'artiste en collaboration avec d'autres femmes dont des sœurs et des nièces. Elles sont moins abstraites, plus "cartographiques", on y distingue plus clairement la mer, la terre, les côtes. On y identifie facilement les parties que Sally Gabori a peintes, dans son style si caractéristique de larges surfaces colorées.
La Fondation Cartier a mis en ligne un site sur Sally Gabori, qui présente les œuvres de l'exposition, son histoire, l'histoire de son peuple, des témoignages, des films où on la voit peindre ou chanter…
Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori
Fondation Cartier pour l'art contemporain
261 boulevard Raspail, 75014 Paris
Tous les jours sauf le lundi, 11h-20h, nocturne le mardi jusqu'à 22h
Tarifs : 11€ / 7,5€ / 5 €
Du 3 juillet au 6 novembre 2022
À regarder
-
Tornade meurtrière : scènes d'apocalypse dans le Val-d'Oise
-
Nicolas Sarkozy : premier jour en prison
-
L'OMS alerte sur la résistances aux antibiotiques
-
Les frères Lebrun, du rêve à la réalité
-
Que disent les images de l'incarcération de Nicolas Sarkozy ?
-
Algospeak, le langage secret de TikTok
-
Une Russe de 18 ans en prison après avoir chanté des chants interdits dans la rue
-
"Avec Arco, on rit, on pleure..."
-
Wemby est de retour (et il a grandi)
-
Arnaque aux placements : la bonne affaire était trop belle
-
Une tornade près de Paris, comment c'est possible ?
-
La taxe Zucman exclue du prochain budget
-
Un ancien président en prison, une première
-
Normes : à quand la simplification ?
-
La Terre devient de plus en plus sombre
-
Cambriolage au Louvre : d'importantes failles de sécurité
-
Louis Aliot, vice-président du RN, et les "deux sortes de LR"
-
Nicolas Sarkozy incarcéré à la prison de la Santé
-
Décès d'une femme : les ratés du Samu ?
-
Louvre : cambriolages en série
-
Grues effondrées : tornade meurtrière dans le Val d'Oise
-
De nombreux sites paralysés à cause d'une panne d'Amazon
-
Hong Kong : un avion cargo quitte la piste
-
Quand Red Bull fait sa pub dans les amphis
-
Ces agriculteurs américains qui paient au prix fort la politique de Trump
-
ChatGPT, nouveau supermarché ?
-
Eléphants : des safaris de plus en plus risqués
-
Concours de vitesse : à 293 km/h sur le périphérique
-
Églises cambriolées : que deviennent les objets volés ?
-
Quel était le système de sécurité au Louvre ?
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter