Sept nuances de flou au musée de l'Orangerie pour une autre vision de l'art

Peinture, sculpture, photographie, vidéo, cinéma... L'exposition "Dans le flou" fait une superbe mise au point sur l'emploi de l'indistinct dans les arts visuels, en se concentrant sur la période allant de 1945 à nos jours.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Hans Hartung (1904-1989), "T1982-H31", 1982, acrylique sur toile,185x300 cm, Antibes, Fondation Hartung-Bergman. (FONDATION HARTUNG-BERGMAN / ADAGP PARIS 2025)
Hans Hartung (1904-1989), "T1982-H31", 1982, acrylique sur toile,185x300 cm, Antibes, Fondation Hartung-Bergman. (FONDATION HARTUNG-BERGMAN / ADAGP PARIS 2025)

L'exposition Dans le flou, une autre vision de l'art de 1945 à nos jours (jusqu'au 18 août) prend sa source dans un chef-d'œuvre : Les Nymphéas de Claude Monet. Un grand décor installé depuis 1927 au musée de l'Orangerie, dans le jardin des Tuileries, à Paris. Un flou règne sur ces grandes compositions aquatiques peuplées de nénuphars. Ses contemporains l'ont attribué à un problème de vision du peintre, affecté à la fin de sa vie par une maladie oculaire. Les commissaires de l'exposition jugent plus pertinent d'explorer ce flou en postulant qu'il s'agissait d'un vrai choix esthétique du maître de l'impressionnisme.

Cet intrigant brouillard a depuis fait florès, décliné par de nombreux artistes au moyen de techniques diverses. Le parcours thématique de l'exposition se veut "à la fois sensible, historique, poétique et politique", selon les mots de Claire Bernardi, directrice du musée de l'Orangerie et commissaire de l'exposition. Parmi la soixantaine d'artistes représentés, plus de la moitié sont encore vivants. Voici un petit éloge de l'indistinct esquissé avec sept nuances de flou.

1 La "Dernière vision" d'Auguste Rodin

Auguste Rodin (1840-1917), "Dernière vision, L'Étoile du matin ou Avant le naufrage", 1902, marbre, 49,6x66 cm, 8x25,5 cm, Paris, musée Rodin. (MUSEE RODIN PHOTO BARAJA)
Auguste Rodin (1840-1917), "Dernière vision, L'Étoile du matin ou Avant le naufrage", 1902, marbre, 49,6x66 cm, 8x25,5 cm, Paris, musée Rodin. (MUSEE RODIN PHOTO BARAJA)

Dans la première salle, en guise de prologue, dialoguent des œuvres très différentes : la plus ancienne, un paysage brumeux peint par William Turner vers 1845, jouxte Le Bassin aux nymphéas, harmonie rose de Claude Monet et un cube de condensation transparent de l'artiste conceptuel Hans Haacke, piégeant à la fois la buée et l'instabilité de notre environnement. Le bloc de marbre blanc d'Auguste Rodin prouve quant à lui que flou et sculpture ne sont pas antinomiques, comme on pourrait le croire. L'artiste floute les contours de ses marbres, faisant vibrer la matière. Emilia Philippot, co-commissaire de l'exposition, explique que Rodin pratiquait le "non finito", laissant certaines zones à l'état brut, avec des traces d'outils, alors qu'il en polissait d'autres "de manière très délicate pour obtenir un effet vaporeux". Cette œuvre de 1902 est également baptisée Avant le naufrage. "On a vraiment l'impression, dit la conservatrice à l'Institut national du patrimoine, que les figures surgissent du bloc et en même temps qu'elles sont aspirées par lui". C'est particulièrement vrai pour le personnage du bas "qui se voile les yeux et semble anéanti par une vision intérieure". L'œuvre a vraiment une dimension spectrale.

2 L'"Hommage à Monet" de Vincent Dulom

Vincent Dulom (né en 1965), "Hommage à Monet", 2024, jet d'encre sur toile (unique), 150x150 cm, collection de l'artiste, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie ETC (Paris). (MUSEE D'ORSAY / ALLISON BELLIDO ESPICHAN)
Vincent Dulom (né en 1965), "Hommage à Monet", 2024, jet d'encre sur toile (unique), 150x150 cm, collection de l'artiste, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie ETC (Paris). (MUSEE D'ORSAY / ALLISON BELLIDO ESPICHAN)

Il faut prendre le temps de s'arrêter devant cette œuvre réalisée spécifiquement pour l'exposition. Plus on l'observe, plus elle nous échappe, réellement insaisissable. Juliette Degennes, conservatrice au musée de l'Orangerie, raconte que l'artiste, Vincent Dulom, a d'abord dessiné son projet sur ordinateur avec les derniers outils numériques. Il produit ensuite sa peinture en déposant sur la toile, en un seul et unique passage, une pellicule de pigments à l'aide d'une imprimante. "Ce qui est fascinant, dit-elle, c'est le travail de la couleur. Quand on est face à l'œuvre, on voit ce halo bleu indistinct et non circonscrit. Plus on le regarde, plus il évolue. Si l'on reste concentré, il se met à sauter, à bouger." On fait le test et on constate que c'est vrai. Elle nous fait aussi remarquer qu'au bout de quelques minutes, le halo se dissout et que les pigments bleus semblent se répartir sur l'ensemble de la toile, comme par magie. "C'est la grande question de la perception des limites de notre regard qui est activée par l'œuvre elle-même", analyse l'experte, admirative devant cet hommage 2.0 au flou de Monet.

3 L'étagère fantôme de Claude Parmiggiani

Claudio Parmiggiani (né en 1943), "Polvere", 1998, suie sur acrylique sur bois, 200x146x3 cm, Dijon, collection Frac Bourgogne, Courtesy Studio Claudio Parmiggiani. (STUDIO CLAUDE PARMIGGIANI)
Claudio Parmiggiani (né en 1943), "Polvere", 1998, suie sur acrylique sur bois, 200x146x3 cm, Dijon, collection Frac Bourgogne, Courtesy Studio Claudio Parmiggiani. (STUDIO CLAUDE PARMIGGIANI)

Plus figurative, cette œuvre est signée par un artiste proche d'un mouvement italien né dans les années 1960, l'Arte povera [Art pauvre]. Ses moyens de création s'opposent à la logique productiviste de la société de consommation. Selon Juliette Degennes, Claudio Parmiggiani travaille ici avec "des matériaux insaisissables, fragiles, volatils qui donnent un effet de flou". Il utilise une technique qu'il baptise "les incendies contrôlés". "Il va dans une pièce et met le feu volontairement, explique la conservatrice. Il laisse le travail se faire avec la suie qui se dépose sur les lieux. Ensuite, il vient retirer les objets et le mobilier pour faire empreinte", raconte la conservatrice. Sur ce panneau, suie et fumée ont dessiné, comme en négatif, le fantôme d'une étagère couverte de livres, aux contours vaporeux. Le choix de la bibliothèque n'est pas anodin. "L'artiste fait référence aux autodafés que l'on a connus dans l'histoire, déchiffre Juliette Degennes, et à ces images qui nous sont parvenues d'Hiroshima avec les empreintes sur les murs des corps humains vaporisés par la bombe atomique". Derrière le flou se dissimule parfois un message politique.

4 Le 11 septembre de Gerhard Richter

Gerhard Richter (né en 1932), "September, 2005", huile sur toile, 52,1x71,8 cm, New York, The Museum of Modern Art, don de l'artiste et Joe Hage, 2008. (GERHARD RICHTER 2025)
Gerhard Richter (né en 1932), "September, 2005", huile sur toile, 52,1x71,8 cm, New York, The Museum of Modern Art, don de l'artiste et Joe Hage, 2008. (GERHARD RICHTER 2025)

Cette petite toile, qui pourrait facilement passer inaperçue, est pourtant l'une des plus fortes de l'exposition. "C'est devenu l'icône d'une image iconique", appuie Claire Bernardi. Gerhard Richter l'a réalisée à partir d'une photo très médiatisée des attentats du 11 septembre 2001 à New York : la collision du premier avion sur la tour nord du World Trade Center. À première vue, il s'agit d'un tableau très abstrait, presque illisible. "C'est le fait de connaître l'image source, explique la commissaire, qui permet de la décrypter. Ce que l'on voit, c'est le geste du peintre qui vient, à grands coups de pinceau, placer de la peinture sur l'image des deux tours jumelles, qui est elle-même peinte". La superposition de couches, comme souvent chez l'artiste allemand, crée "un flou de surface". Il emploie à dessein des matières granuleuses qui bouchent la vue et forcent à mieux regarder, transcrivant aussi en peinture le brouillard des écrans de télévision d'un monde saturé d'images. Richter dit que sa relation à la réalité a toujours eu à voir avec le flou qu'il relie à l'insécurité, l'incomplétude et l'inconsistance. Il est l'artiste le plus représenté dans l'exposition avec des toiles évoquant l'instabilité du monde.

5 La photo de l'indicible d'Alfredo Jaar

Alfredo Jaar (né en 1956), "Six Seconds", 2001, impression jet d'encre pigmentaire, 238,8x162,6 cm, New York, avec la permission de l'artiste Alfredo Jaar. (ADAGP 2025)
Alfredo Jaar (né en 1956), "Six Seconds", 2001, impression jet d'encre pigmentaire, 238,8x162,6 cm, New York, avec la permission de l'artiste Alfredo Jaar. (ADAGP 2025)

Cette grande photo, vibrante comme un tableau de Cezanne, a été prise par l'artiste, architecte et réalisateur chilien Alfredo Jaar, dans le cadre d'un long projet qu'il a consacré au génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Cette jeune fille en bleu a été témoin du massacre de son père et de sa mère à coups de machette. Alfredo Jaar avait pris rendez-vous avec elle, mais au moment de répondre à ses questions, l'adolescente, incapable de prononcer un mot, est repartie en lui tournant le dos. Dans un mouvement réflexe, il a alors saisi son appareil et pris ce cliché sans le cadrer, sans faire le point. "Cette image floue, dit-il, représente mon incapacité à raconter l'expérience de cette femme ou l'expérience du Rwanda – l'impossibilité."

6 La "Métamorphose" de Philippe Cognée

Philippe Cognée (né en 1957), "Métamorphose I", 2001, peinture à la cire sur toile, 153x200 cm, Paris, collection particulière. Avec la permission de l'artiste et Templon, Paris - Bruxelles - New York. (BERTRAND HUET COLLECTION PARTICULIERE)
Philippe Cognée (né en 1957), "Métamorphose I", 2001, peinture à la cire sur toile, 153x200 cm, Paris, collection particulière. Avec la permission de l'artiste et Templon, Paris - Bruxelles - New York. (BERTRAND HUET COLLECTION PARTICULIERE)

Cet artiste français a développé une technique très particulière qui lui permet de jouer avec le flou dans ses œuvres. "C'est une peinture à la cire sur toile, décrit Claire Bernardi. Philippe Cognée peint de façon figurative, parfois très réaliste, parfois moins, des images qu'il réalise d'après des photographies prises lors de ses voyages dans de grandes mégalopoles. "Ici, il s'agit d'un grand ensemble d'habitations à Tel Aviv, renseigne la commissaire. Et une fois qu'il a appliqué sa peinture à l'encaustique, il prend un fer à repasser et le passe en partie sur la toile, ce qui fait fondre la cire". Cette technique étonnante donne l'impression que les tours se délitent. Selon elle, "c'est aussi une façon d'évoquer la saturation des grandes mégalopoles et d'interroger notre rapport au collectif". Le résultat est à la fois esthétique et dérangeant.

7 Le brasier de Léa Belooussovitch

Léa Belooussovitch (née en 1989), "Sequoia National Forest", Californie, États-Unis, 27 septembre 2021, série Brasiers, 2023, dessin au crayon de couleur sur feutre de laine, 80x60 cm, Bruxelles, collection particulière Léa Belooussovitch. (ADAGP PARIS 2025)
Léa Belooussovitch (née en 1989), "Sequoia National Forest", Californie, États-Unis, 27 septembre 2021, série Brasiers, 2023, dessin au crayon de couleur sur feutre de laine, 80x60 cm, Bruxelles, collection particulière Léa Belooussovitch. (ADAGP PARIS 2025)

Seule femme de notre sélection, elle se distingue aussi par le support utilisé : un morceau de feutre de laine, matériau isolant que l'on pourrait trivialement comparer à un morceau de moquette. Léa Belooussovitch, née en 1989, utilise des crayons de couleur sur "cette texture pelucheuse qui va absorber la couleur et en même temps la réfléchir", selon la co-commissaire de l'exposition, Emilia Philippot. Elle aussi travaille d'après des images médiatiques qu'elle recadre. "Ici, elle s'est concentrée sur un détail des méga-feux qui ont ravagé la Californie en 2021", développe-t-elle, dans une série intitulée Brasiers." Avec ce feutre au parfum de soufre, l'artiste met en évidence la question de l'urgence climatique. Et son message, lui, n'a rien de flou.

Exposition "Dans le flou" au musée de l'Orangerie du 30 avril au 18 août 2025
Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9h30 à 18h
Plein tarif à 11 euros, tarif réduit à 8,5 euros
Gratuit le premier dimanche de chaque mois sur réservation obligatoire

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