Le brillant documentaire "Bande-son pour un coup d'État" revient sur la confiscation de l'indépendance du Congo, sur fond de jazz

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
Une image de "Bande-son pour un coup d'État" de Johan Grimonprez, avec, au centre, Andrée Blouin, cheffe du protocole de Patrice Lumumba, dont on entend les mémoires dans le film. (MODERN FILMS)
Une image de "Bande-son pour un coup d'État" de Johan Grimonprez, avec, au centre, Andrée Blouin, cheffe du protocole de Patrice Lumumba, dont on entend les mémoires dans le film. (MODERN FILMS)

Le réalisateur Johan Grimonprez raconte avec une rigoureuse minutie sur le fond et beaucoup d'audace sur la forme les machinations politiques qui menèrent à l'assassinat du leader congolais Patrice Lumumba en 1961. L'occasion de mettre en lumière les liens d'alors entre politique africaine et jazz américain.

"Assassins !", "Enfoirés racistes !", "Ordures du Klu Klux Klan !" : rien ne va plus le 15 février 1961 au Conseil de sécurité de l'ONU. À la tête d'une soixantaine de manifestants très remontés, la chanteuse américaine Abbey Lincoln et le batteur de jazz Max Roach font irruption pour dénoncer l'assassinat survenu un mois plus tôt en Afrique du jeune leader congolais Patrice Lumumba, Premier ministre élu de la jeune République Démocratique du Congo.

C'est sur cet épisode méconnu de la guerre froide, mais aussi sur tout ce qui a précédé ce crime orchestré par les puissances coloniales, que revient l'audacieux documentaire Bande-son pour un coup d'État du Belge Johan Grimonprez, récompensé à Sundance 2024 et nommé aux Oscars 2025, à voir sur Arte.tv jusqu'au 29 juin.

Entièrement constitué de centaines de documents d'archives, audio, vidéo, photos et de rares témoignages d'époque, c'est un film extrêmement dense, où la musique jazz tient une place de choix. Il y est question des dessous de l'élimination de Patrice Lumumba, homme politique congolais émancipateur qui aspirait à "libérer l'Afrique" du colonialisme et à construire des Etats-Unis d'Afrique, et avait arraché de hautes luttes à la Belgique l'indépendance de son pays, proclamée le 30 juin 1960.

Sont examinés le rôle de l'ONU, de la CIA, de la Belgique et du Royaume-Uni dans cet assassinat, et les manigances pour neutraliser les aspirations à l'indépendance des pays africains, dans un contexte de guerre froide, alors que le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev appelait de son côté à la décolonisation. "Si l'Afrique a la forme d'un revolver, alors le Congo en est la gachette", disait Frantz Fanon.

Y sont rappelés les enjeux pour les États-Unis et le royaume belge que constituaient les mines congolaises, riches en uranium, indispensables pour fabriquer la bombe atomique. Et comment l'arrivée d'une quinzaine de nouveaux pays africains indépendants à l'ONU menaçait l'hégémonie des États-Unis, qui y faisaient la loi (ils y détenaient 2/3 de la majorité à l'Assemblée).

Indépendance en trompe-l'œil

La confiscation des ressources par les puissances coloniales est rondement menée. Trois jours avant l'indépendance du Congo, le Parlement belge privatise la société Union minière, le moteur de l'économie congolaise. Est ensuite proclamée dans la foulée l'indépendance de cette même riche région minière regorgeant (jusqu'à aujourd'hui) d'uranium, cobalt et titane : le Katanga.

Et puis, il y a le jazz. La musique, celle de Max Roach, Nina Simone, Dizzy Gillespie, John Coltrane et quelques autres, prend une part très importante dans le montage habile, fluide et rythmé, du documentaire. Il montre à la fois l'engagement des musiciens de jazz et l'instrumentalisation de cette musique comme soft power par les États-Unis.

Louis Armstrong est ainsi envoyé par le Département d'État en tant qu'"ambassadeur de l'amour" au Congo pour faire diversion face au coup d'État en cours. Plus tard, ayant compris qu'il avait été manipulé, Armstrong menaça de renoncer à sa citoyenneté américaine et de s'installer au Ghana.

Nid d'espions

Au fil de ce récit implacable, on va de révélations en révélations. Le MOMA (Musée d'art moderne de New York) était alors un nid d'espions, son président William Burden était un agent de la CIA et actionnaire de l'industrie minière du Katanga, avant d'être nommé ambassadeur des États-Unis à Bruxelles. Le même qui déclarait : "Lumumba était une vraie plaie. Il est tout à fait évident que la solution pour s'en débarrasser était l'assassinat politique."

D'autres déclarations d'époque font bondir, comme celle du Premier ministre belge Gaston Eykens, qui évoque "une mission de civilisation pour le bien d'un peuple sous-développé dont le salut et l'élévation dépendent tellement des Blancs et des Belges". Certains doubles langages écœurent, à commencer par celui du président américain Eisenhower qui défend à la tribune de l'ONU le droit des Congolais à "construire leur pays dans la paix et la liberté" sans "ingérence d'autres nations dans leurs affaires internes"... et ordonne manifestement trois jours plus tard l'empoisonnement de Patrice Lumumba. Il mourra à 35 ans, le 17 janvier 1961, six mois après la proclamation d'indépendance du Congo.

Au début, la narration de Bande-son pour un coup d'État semble partir dans tous les sens. Il faut tenir. Car ce film est à progression lente, comme le poison lent du cynisme et de la prédation qu'il raconte, et peu à peu, tout fait sens. D'une précision diabolique, avec des témoignages accablants et des documents de première main étayés de nombreuses citations affichées à l'écran qui renseignent sans blabla, ce documentaire édifiant est aussi un ovni sur la forme.

Impressionniste, poétique, parfois même drôle avec une grande finesse, il s'avère totalement bouleversant lorsque convergent admirablement images et musique. Comme cette séquence poignante où l'on voit Patrice Lumumba accueilli à sa descente d'avion par ses amis qui l'étreignent et l'embrassent alors que résonne Wild Is the Wind de Nina Simone.

"Bande-son pour un coup d'État" de Johan Grimonprez (2024, 2h11) est à voir sur Arte.tv jusqu'au 29 juin 2025 et sera diffusé sur Arte en mai avant de sortir en salles cet automne dans une version enrichie de vingt minutes supplémentaires.

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