Interview "La valeur d'une assiette, c'est la qualité intrinsèque du produit", assure le chef Éric Briffard, directeur des arts culinaires du Cordon bleu

Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 15min
Un atelier de travail du Cordon bleu et le chef Éric Briffard, directeur des arts culinaires et chef de l’établissement. (MICKAEL SCHMIDT)
Un atelier de travail du Cordon bleu et le chef Éric Briffard, directeur des arts culinaires et chef de l’établissement. (MICKAEL SCHMIDT)

Éric Briffard, apprenti à 14 ans, Meilleur ouvrier de France et chef étoilé, veut transmettre ses secrets au sein de son école.

Fondé en 1895 à Paris, Le Cordon bleu est un réseau mondial d'instituts d'arts culinaires et de management hôtelier avec 35 campus dans 20 pays. Chaque année, l'école privée forme plus de 1 000 étudiants de 130 nationalités afin de développer leurs carrières aux quatre coins du monde, en leur donnant moyens et techniques pour mettre en valeur le patrimoine culinaire de leur pays d'origine, tout en faisant rayonner la culture française.

L'institut transmet des techniques et des savoir-faire hérités des grands maîtres de la cuisine française, de la pâtisserie, de la boulangerie, des métiers du vin et du management hôtelier. Rencontre gourmande avec le chef Éric Briffard, directeur des arts culinaires et, depuis cinq ans, chef de l'établissement parisien, pour faire le point sur les évolutions des tendances alimentaires au travers, entre autres, du prisme des nouveaux programmes de formation.

Franceinfo Culture : Vous êtes Meilleur ouvrier de France (MOF) et avez obtenu trois fois deux étoiles au guide Michelin.

Éric Briffard :
Oui, je suis MOF promotion 1993 avec la médaille remise à l'Élysée par le président François Miterrand. J'ai eu trois fois deux étoiles au Michelin : au Plaza Athénée, au restaurant Les Élysées du Vernet et au Four Seasons Hotel George V.

Vous rappelez-vous de vos premiers pas en cuisine ?

J'étais en échec scolaire et j'ai commencé l'apprentissage à 14 ans et demi : à cette époque, on appartenait au patron, on dormait chez lui et on faisait 15 à 16 heures par jour. C'était une cuisine régionale : je suis bourguignon du côté d'Auxerre. Cela m'a permis de voir des bons produits et peut-être des choses que l'on ne fait plus aujourd'hui : des aloyaux entiers, des demi-bœufs, des chevreuils, des cerfs avec la peau que l'on dépeçait et on tuait le porc ! J'ai connu des choses plus brutes, c'était une autre époque !

Quelles sont les grandes étapes de votre parcours de chef ?

J'étais plutôt dans l'école buissonnière entre les escargots et les noix, absorbé par ce que pouvait apporter la nature qui m'a toujours fasciné. Mon père, un très bon cuisinier amateur, m'a dit : "Je sais que tu es gourmand." Il m'a mis en apprentissage et tout de suite, j'ai vu que je pouvais m'exprimer.

Dès l'âge de 16 ans, j'ai fait un premier concours à la foire gastronomique de Dijon que j'ai gagné, puis meilleur apprenti de France avant d'enchaîner 12 concours nationaux et internationaux et de partir pour Abidjan. De retour à Paris, j'étais à la brigade de l'hôtel Concorde Lafayette et, le soir, je faisais des extras au Lido, à l'Alcazar.

À 20 ans, je suis entré en compagnonnage : j'ai repris des cours, cela m'a structuré et m'a permis d'aller chez Marc Meneau à Vézelay en 1984-1985, puis sous-chef au Manoir de Paris avec Philippe Groult. À 28 ans, je suis parti au Japon pour une place de chef d'un restaurant français à Tokyo. J'aurai pu y rester plus longtemps mais suite à une rencontre avec Joël Robuchon qui, à ce moment-là, cherche un adjoint au Jamin, je rentre à Paris : le salaire divisé par 3 et le boulot multiplié par 2. C'est un nouveau départ complet avec un grand maître de technique comme j'en ai jamais vu d'autres ! Puis, ce sera l'aventure du Piazza Athénée, les Élysées du Vernet et l'hôtel Georges V.

Pourquoi enseigner après toutes ces aventures gastronomiques ?

En 2016, je rencontre André J. Cointreau qui me propose l'ouverture de cet endroit avec une totale liberté : je deviens directeur des arts culinaires – et aujourd'hui je suis le chef d'établissement – pour donner un boost très culinaire et faire connaître le Cordon bleu en France. C'est le premier réseau d'arts culinaires au monde avec 35 instituts (on en ouvre cinq d'ici à la fin de l'année prochaine) et 20 000 étudiants diplômés par an.

Faut-il avoir des connaissances en arts culinaires pour s'inscrire à vos formations et à vos ateliers, aussi ouverts au public ?

Pas particulièrement, certains viennent ici pour compléter des formations qu'ils ont pu avoir, d'autres sont en reconversion professionnelle – 2/3 de mes étudiants ont déjà le niveau licence. On a quatre rentrées par an : le diplôme fonctionne par trimestre (3x3 mois), puis c'est l'examen qu'ils doivent réussir pour monter au niveau supérieur. La première formation est un niveau CAP, puis intermédiaire et supérieur jusqu'à acquérir une très large connaissance technique. Ce n'est pas des recettes que l'on leur apprend mais une diversité technique : c'est ce que le monde entier vient chercher ici ! On a des liens avec 18 universités dans le monde. Tous les cours sont en français puis traduits simultanément en anglais. À ce jour, j'ai 67 nationalités différentes (avec en tête les États-Unis).

La France est reconnue dans le monde pour cette technicité et cette codification des recettes. Je veux transmettre à mes étudiants avant tout une sensibilité aux bons produits et aux saisons tout en interprétant la technicité à leur cuisine d'origine. Depuis une dizaine d'années, les pays se rendent compte qu'ils ne peuvent s'ouvrir au tourisme que si derrière il y a une alimentation qui suit. Sinon cela ne fonctionne pas.

Sur quelles opportunités professionnelles débouchent ces formations ?

Le diplôme Cordon bleu est une reconnaissance complète, qui ouvre sur les secteurs de la restauration, de la gestion hôtelière, du food & beverage, des métiers de réception, des ventes et marketing, de la nutrition, des ressources humaines ou de la finance...

Une salle de cours au Cordon Bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)
Une salle de cours au Cordon Bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)

Le statut des chefs a changé au fil des décennies avec la médiatisation de la cuisine mais aussi des innovations techniques qui ont changé l'exercice du métier ?

C'est en permanence : j'ai connu le charbon, l'électricité et maintenant l'induction ! Hier, les métiers étaient laborieux, durs avec des conditions physiques difficiles : enfermés dans des cuisines avec des fourneaux et des températures de plus de 45 degrés devant un piano. On vivait notre métier par l'habitude du geste, la répétition, on touchait la viande pour savoir si elle était cuite. Aujourd'hui, on a ouvert sur la connaissance du produit, sur l'évolution des technologies, de la chimie. On explique pourquoi à tel degré cela va être parfait, tout est lié !

L'évolution technique a révolutionné notre métier grâce au matériel comme des fours extrêmement précis. Les femmes viennent à nos métiers (63% en formation à Paris) : la gent féminine apporte sa touche complète avec une sensibilité et une signature.

Le secteur de la gastronomie est en constante évolution, et l'innovation et l'adaptation sont essentielles. Aujourd'hui, on s'interroge sur les aliments, leur valeur nutritionnelle ou les techniques qui permettent de les utiliser sans gaspillage. Comment accompagnez-vous ces évolutions ?

Je suis très sensible au gaspillage : mes grands-parents étaient des petits agriculteurs qui vivaient en autarcie. On ne plaisantait pas avec les produits, on ne jetait rien. Aujourd'hui, on est dans une société de consommation où beaucoup de choses passent à la poubelle. J'ai beaucoup de mal avec ça.

Dans les cours, on a une poubelle pour les taillages de légumes : c'est un pot commun qui sert à faire des potages et des soupes mais on dispose aussi de petites poubelles vertes pour récupérer coquilles d'œufs et épluchures pour le compost de notre potager.

C'est hyper important : aujourd'hui, on ne peut pas être cuisinier ou pâtissier en disant un produit, c'est un produit. La carotte, elle vient d'où, elle a été déterrée quand, elle est de quelle saison ? Je veux sensibiliser les étudiants : je suis un des fondateurs du Collège culinaire de France où l'on a signé une charte de saisonnalité.

Une assiette réalisée au Cordon Bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)
Une assiette réalisée au Cordon Bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)

Concernant la qualité des produits, je ne négocie rien : j'ai gardé un grand nombre des petits producteurs que je suis depuis plus de trente ans. La valeur d'une assiette, c'est la qualité intrinsèque du produit. C'est fondamental, cela rentre dans l'enseignement, on ne peut pas tailler des légumes sans savoir ce que l'on taille et pourquoi.

C'est une vraie prise de conscience par rapport à trente ans en arrière où on n'avait pas cette sensibilité. On a fait un chemin pour la qualité de santé et de vie. Les gens ont compris que l'on peut se faire plaisir, déguster et être raffiné en faisant aussi attention à sa santé. C'est consécutif d'un équilibre alimentaire fondamental.

Vos formations sont en phase avec l'évolution culinaire de notre société ?

Oui, totalement. On a un programme de trois mois avec des cours pratiques avec des interventions de nutritionnistes. J'ai été sensibilisé au Japon où l'alimentation est précieuse : là-bas, dans les supermarchés, on a le nom du propriétaire sur les aliments. On ne le voit pas assez en France.

On aborde aussi la nourriture végétale pour éviter le gaspillage : les épluchures peuvent servir à faire des fermentations (de mangue, de raisins secs...), par exemple. Cette dernière a fait évoluer la cuisine : vous gardez ça des semaines et vous l'utilisez dans une salade par exemple. Les fermentations, c'est un voyage complet, ce sont des terrains de jeux pour les chefs. C'est de l'alchimie, on s'amuse. Je leur apprends aussi à faire des bocaux (confitures, condiments, cornichons...) : c'est un truc que l'on a oublié, je faisais ça quand j'étais gamin !

Depuis que j'ai été au Japon, je suis passionné par la nourriture des moines bouddhistes. Je reçois, chaque année, des nonesses qui viennent de différents temples de Corée pour des démonstrations magistrales dans les cours : elles dévoilent des fermentations qui ont 40/50 ans. En octobre prochain, il y aura des démonstrations et des ateliers à l'hôtel de la Marine avec un dîner à quatre mains pour le 130e anniversaire du Cordon bleu [les yeux du chef pétillent à cette évocation].

On lance aussi un nouveau programme sur les farines anciennes avec des fermentations bien plus longues. C'est un monde insoupçonné, ces farines ancestrales de blé que l'on avait perdues suite à la fermeture de minoteries. On s'est rendu compte que le pain a, aujourd'hui, beaucoup plus de gluten, que ce sont des farines extrêmement blanches sans grand intérêt nutritif. Là, j'ai des meuniers qui ont des moulins de longue date. C'est passionnant. Au Collège culinaire de France, je fais partie d'une cellule où l'on se rapproche des petits producteurs qui ont des farines de qualité exceptionnelle, passées en meule de pierre dans des lieux incroyables.

J'aime bien que les maîtres dans la matière interviennent, j'aime donner l'essence même ! Lors des concours, je fais venir les grands chefs de France pour qu'ils les fassent ici. Cela permet une proximité avec les étudiants et de beaux échanges. C'est dans la découverte, c'est la force du réseau du Cordon bleu car le monde bouge et l'alimentation nouvelle et évolutive nous vient aussi de l'étranger.

Peu d'instituts spécialisés dans les arts culinaires possèdent comme vous 800 m2 de jardin potager.

On a de la chance surtout en plein cœur de Paris : il y a beaucoup de soleil là-haut avec la réverbération des tours. La formation à l'agriculture appartient aux codes d'aujourd'hui et c'est important d'enseigner la saisonnalité. Ce potager est pédagogique. On essaye d'avoir une grande diversité : l'an dernier, j'ai eu 300 kg de tomates sur six variétés différentes avec un goût incroyable. J'ai même des ruches, on fait notre miel.

Lancé en 2016, dans le 15e arrondissement, le Cordon bleu s'est adjoint un deuxième espace en 2023 à l'hôtel de la Marine à destination du public ?

L'hôtel de la Marine est dans le parcours de la gastronomie : c'est Valérie Pécresse qui a voulu cinq sites en Ile de France. On a remporté l'appel d'offres au public, ce nouveau terrain de jeu est un vrai lieu de convivialité avec des tables d'hôtes.

Ici, dans le 15e arrondissement, nous sommes dans le monde professionnel où l'on pousse les gens un peu plus forts techniquement tandis qu'à l'hôtel de la Marine, c'est comme à la maison, avec des fours et des plaques à induction : donc les gens sont sûrs de pouvoir reproduire facilement ce qu'ils ont vu. Ce sont des ateliers dînatoires, les gens vont faire une entrée après ils passent à table. On peut aussi faire juste un cours de pâtisserie, de cuisine même d'œnologie. La force de l'enseignement est de faire gagner tout le monde.

Une assiette réalisée au Cordon bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)
Une assiette réalisée au Cordon bleu, à Paris. (LE CORDON BLEU)

Quelles sont les attentes des consommateurs ?

Dans les médias, partout, on ne voit que ça, mais il faut rectifier d'abord certains soucis alimentaires comme le trop de marchandises achetées, le trop de produits transformés. Il faut sensibiliser le public à une vigilance du produit même si, pendant des années, les chefs ont essayé de sensibiliser les pouvoirs publics. Dans les écoles, on commence à sensibiliser les enfants, c'est la santé publique qui est en jeu. On peut le faire aussi sur les salons professionnels, c'est important.

Cuisiner sans sens, cela n'a pas de sens, ce n'est pas que faire bon ! Certes, il y a les cinq fruits et légumes, c'est une bonne démarche, mais il faut aller plus loin. On devrait se réapproprier la proximité, les terres autour de l'île de France pour ceux qui vivent à la capitale. Il y a encore du travail.

Les gens font attention de plus en plus à ce qu'ils vont manger, mais ce n'est pas qu'une question d'argent, même si à Paris sûrement, c'est plus dur. En province, il y a plein de petits producteurs locaux qui apportent leurs produits sur de beaux marchés. Il faut dénicher les bons maraîchers.

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