"Le Pain des Français" de Xavier Le Clerc : un récit salutaire sur les fantômes de la colonisation algérienne
Dans son nouveau livre, l'écrivain, fils d'immigrés algériens, revient sur l'un des derniers tabous de notre histoire commune.
Trois ans après la parution du très remarqué Un homme sans titre, dans lequel il brossait le portrait émouvant de son père – ouvrier kabyle illettré, digne et taiseux, arrivé en France dans les années 1960 pour travailler dans une usine métallurgique normande –, Xavier Le Clerc publie son quatrième roman, Le Pain des Français, paru jeudi 3 avril chez Gallimard.
Dans ce court récit très intense, l'auteur remonte le temps, aux origines du mal, en s'emparant du destin tragique de la petite Zohra, villageoise des montagnes de Kabylie assassinée en 1845 lors de la conquête française. Un travail de mémoire remarquable pour contribuer à une réconciliation entre les deux rives de la Méditerranée.
Des crânes indigènes dans le sous-sol du Musée de l'homme
À l'origine de ce livre, le souvenir d'une humiliation et une découverte étonnante. Enfant, Xavier Le Clerc accompagne un jour son père acheter du pain quand le boulanger refuse de les servir. "Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules !". Le père et l'enfant passent leur chemin. Épisode cuisant. "J'aurais aimé qu'il ait répondu avec panache : 'Vous nous refusez du pain parce que vous refusez votre propre passé. Vous ignorez que nous sommes assimilés depuis bien longtemps. Que vos pâtisseries avaient jadis le goût de la mélasse, blanchie par les cendres produites en broyant les os calcinés de nos ancêtres'", écrit Xavier Le Clerc dans Le Pain des Français.
Des décennies plus tard, Le Clerc tombe sur l'article de l'anthropologue algérien Ali Farid Belkadi qui relate que "des milliers de crânes indigènes sont emmagasinés dans les sous-sols du Musée de l'homme". Des crânes provenant de collections du XIXe siècle du temps des massacres perpétrés lors de la conquête de l'Algérie en 1830, échangés entre médecins et scientifiques, et finalement conservés aujourd'hui en plein cœur de Paris. Symbole pour lui de l'inconscient collectif de la France sur cette histoire commune aux plaies toujours à vif.
Dialogue entre les deux rives de la Méditerranée
Il obtient alors l'autorisation du musée d'aller visiter les réserves sous prétexte d'un projet de roman. Et découvre effectivement, bien rangé dans une boîte en carton, au milieu d'autres ossements, le crâne d'une enfant de 7 ans, qu'il va nommer Zohra et dont il va imaginer l'histoire à partir de la lettre du collectionneur qui en avait fait don au scientifique Pierre Flourens en 1845. Commence alors un dialogue entre sa propre histoire d'enfant d'immigré et ce qu'il réussit à reconstituer de cette période sombre et méconnue à travers une solide bibliographie.
La mémoire peut-elle réconcilier les peuples ? Comment sortir du conflit de loyauté quand on est le fruit de cette histoire ? Quelles initiatives officielles et communes seraient nécessaires pour sortir des querelles régulièrement instrumentalisées par les extrémismes ? Au fond, ce sont toutes ces questions soulevées par le narrateur à partir de la simple découverte d'un crâne oublié. Et c'est passionnant.
L'histoire au centre du travail de mémoire
Mais ce que ce livre démontre avant tout, c'est la place centrale de l'histoire dans cette entreprise comme pierre angulaire du travail de mémoire. Xavier Le Clerc aurait pu s'en tenir à la force évocatrice de la fiction, mais il a choisi de s'appuyer sur les travaux d'historiens de la conquête coloniale, sur les mémoires d'acteurs de l'époque (militaires, médecins, aide de camp), ou encore sur les écrits d'Albert Camus, les discours de Georges Clemenceau. Tout un matériel scientifique qui décuple la force de son récit, validant l'intuition de l'historien Benjamin Stora quand il affirmait sur France Culture le 7 août 2020 : "L'histoire doit être au centre de la réflexion et pas seulement la mémoire. Comme disait l'historien Pierre Nora : si les mémoires divisent, l'histoire rassemble. La connaissance historique fondée sur des archives et des témoignages, sur le recoupement et la confrontation d'informations, est le meilleur rempart à l'obscurantisme et aux stéréotypes qui peuvent exister autour de cette histoire sanglante et terrible qu'est l'histoire coloniale."
Et ce qui frappe au cœur, outre le déferlement de violence quand il raconte les tribus emmurées vivantes ou les enfumades de grottes où vivaient certains villageois des montagnes, c'est le degré de déshumanisation dont ont été victimes ces peuples, perceptible notamment à travers le trafic des crânes des victimes. "Il n'a jamais été question de tragédies, mais de spécimens. (...) Dans une lettre de 1844, soit un an avant d'expédier ta tête, le chirurgien Jean Guyon explique que, pour "remplir un baril de deux têtes", il les a calées avec une "remarquable poule de Constantine" et "la carapace d'une tortue". Outrage aux corps, mais aussi aux âmes quand, pour creuser des routes, "à Alger et dans ses alentours, les cimetières furent éventrés, profanés, dépouillés, rasés (...) et d'innombrables squelettes mélangés aux stèles de marbre servirent à remblayer ces routes." Dans ses Annales Algériennes de 1836, le capitaine Edmond Pellissier de Reynaud décrit ces travaux avec effroi : "On aurait dû agir avec moins de brutalité qu'on ne le fit et ne pas donner le scandale d'un peuple civilisé violant la religion des tombeaux."
Un texte d'apaisement
Pour autant, Le Pain des Français n'est pas un texte à charge. Il évoque plusieurs gestes d'apaisement possibles comme la question très actuelle des restitutions de restes humains aux pays d'origine. Et Xavier Le Clerc n'oublie pas non plus tous ceux qui ont dès cette époque et tout au long du XXe siècle œuvré pour dénoncer ces injustices ou tenter d'aboutir à plus de concorde. De Clemenceau à Albert Camus en passant par Simone Veil, ou l'écrivain communiste Louis Guilloux, leur héritage demeure très présent dans le livre, parce que son but n'est pas "d'ouvrir la jarre de Pandore pleine de malédictions ou de ressentiment, mais au contraire pour inviter l'espérance, la dignité, la fraternité, l'amitié des peuples."
"Le Pain des Français" de Xavier Le Clerc aux éditions Gallimard, 134 pages, 19 euros
Extrait : "Après maintes demandes auprès de la direction du musée, au motif d'un projet de roman, j'ai obtenu l'autorisation de visiter les réserves, comme l'avait fait avant moi l'anthropologue algérien qui avait transcrit de nombreuses lettres jointes aux legs d'ossements. Le ton détaché de ces lettres témoigne de l'esprit du corps scientifique du XIXe siècle qui n'avait aucun scrupule, pas même un battement de cils devant ces spécimens d'indigènes démembrés. Je m'étais préparé à trouver des têtes considérées jadis comme de simples curiosités ou des trophées de guerre. (...) Tant de fantômes décapités ou défigurés, oubliés dans les brumes du temps, dont les voix éteintes et le sang desséché noircissent chacune de mes pages, comme autant de suaires." (p. 30)
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