"Un long cri silencieux" : un ouvrage et une exposition sur l'œuvre "d'exorcisme" de Pierre Fertil, rescapé du camp de concentration de Neuengamme

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

Pierre Fertil a témoigné de l'horreur de la Shoah en dessinant, au milieu de la nuit, et longtemps à l'insu de ses proches.

"De sa déportation, (Pierre Fertil) n'a rien oublié. Je ne sais s'il en parlait à ses proches, mais la retraite venue, il fait revivre ce qu'il a vu et vécu en déportation à travers ses dessins", écrit Simone Veil, femme politique française déportée à l'âge de 16 ans à Auschwitz, dans sa préface du livre Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". Dans l'ouvrage, l'on retrouve 151 de ses œuvres. Le travail artistique et mémoriel de Pierre Fertil, disparu en 2015 à 92 ans, est également exposé jusqu'au dimanche 2 février, au musée de la Libération de Paris - musée du général Leclerc - Musée Jean Moulin, à Paris, dans le cadre du 80e anniversaire de la libération des camps nazis.

L'œuvre de Pierre Fertil est explicite et sa découverte éveille l'intérêt pour une technique unique avec laquelle il a tenté d'exorciser les horreurs vécues au camp de Neuengamme, en Allemagne.''À la fin de sa vie, alors que je prenais de ses nouvelles et que je lui demandais s'il continuait à peindre, depuis sa chambre, Pierre Fertil me répondit : 'Non, je ne fais plus rien, je regarde par la fenêtre ouverte et je me contente de savourer la vie'. Peut-on penser que, à quelques mois de sa mort, Pierre Fertil avait enfin exorcisé ses démons ?", s'interroge dans le livre Janine Grassin, disparue en 2023 et qui fut présidente de l'Amicale de Neuengamme et de ses kommandos de 2006 à 2014. "Je comprends aujourd'hui qu'il n'avait jamais quitté Neuengamme", note pour sa part dans l'ouvrage sa fille, Dominique Fertil.

Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

"Comme Primo Levi, Imre Kertész, Zoran Music ou Miklos Bokor, Fertil n'est jamais véritablement sorti du Lager où le nazisme les avait enfermés", constate aussi dans le recueil Philippe Dagen, professeur d'histoire de l'art contemporain et critique. "Leurs corps s'en sont échappés, mais ni leur mémoire, ni leur pensée. Deux d'entre eux ont écrit. Les deux autres ont dessiné et peint."

Pierre Fertil produira plus d'un millier d'œuvres dont la majorité est conservée par sa famille." (Chacune d'elles) montre ce dont tous les déportés avaient été les témoins, et souvent aussi les victimes : la violence et les coups de nos bourreaux, leur sadisme, la volonté de nous déshumaniser et de nous humilier", rappelle Simone Veil.

Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

"C'est un miracle que je sois encore en vie (...) J'ai vu périr des milliers de camarades après d'atroces souffrances. Aussi, je sors de là avec un optimisme que rien ne pourra ébranler", écrit dans une lettre Pierre Fertil au moment de sa libération. Il deviendra médecin anesthésiste à Nantes en 1952 et dessinera "ses ses cauchemars, en secret, la nuit, sur du papier journal", raconte sa fille Dominique Fertil qui n'a appris qu'à l'âge de 8 ans que son père avait été déporté.

Pierre Fertil "était une personnalité", témoigne-t-elle. "Original, drôle, artiste. Deux choses m'intriguaient : il ne quittait jamais un vieux pyjama et ne voulait pas que je porte des vêtements rayés". Sa vie avait basculé quand il avait 20 ans. En 1943, à Poitiers, il fabrique des faux papiers pour la Résistance tout en préparant le concours d'entrée à Normal Sup. Inquiété par la Gestapo, il se réfugie chez ses parents dans le Finistère. Pierre Fertil est pris lors d'une rafle le 30 juin 1944 à Plonévez-Porzay. Un moins plus tard, le 28 juillet, il fait partie d'un convoi vers l'Allemagne.

Au camp de Neuengamme, près de Hambourg dans le nord du pays, le jeune homme porte le matricule F-40322. Il est affecté au kommandos de Bremen (Brême) - Blumenthal où les déportés travaillent jusqu'à "l'épuisement absolu" pour fabriquer et assembler des pièces pour les sous-marins de la Kriegsmarine (marine de guerre allemande). Le 6 avril 1945, Neuengamme est évacué devant la poussée des Alliés. Pierre Fertil est dans le premier convoi qui quitte le camp, celui des invalides parce que "très affaibli".

Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

"13 avril 1945. Leur convoi est mitraillé par… les Alliés. Les rescapés doivent poursuivre le voyage à pied jusqu'au mouroir de Sandbostel. C'est grâce à un prisonnier de guerre du camp voisin que Pierre Fertil a échappé à la mort. De corvée au mouroir, ce prisonnier lui a procuré un uniforme qu'il a enfilé après s'être débarrassé de ses haillons rayés", relate sa fille, Dominique Fertil. C'est ainsi qu'il a gagné clandestinement le camp de prisonniers."

Les Anglais libèrent son camp le 29 avril 1945. Pierre Fertil retrouvera les siens quelques semaines plus tard en France, à Brest, après avoir été rapatrié à Bruxelles et soigné à l'hôpital Bichat à Paris.

Le papier journal, toile de prédilection

L'artiste a développé un "art du détournement" grâce à du "papier journal" et des "instruments simples" : "des crayons, des feutres, des couleurs à l'aquarelle, au pastel ou à la gouache". L'historien et critique d'art Philippe Dagen fait remarquer que "ni dessin, ni peinture" ne sont les termes exacts pour désigner la production de Fertil. Il faut leur préférer "œuvres" et "travaux".

"Fertil est donc cet autodidacte solitaire et secret qui se sert de photos de presse comme supports à ses représentations et se sert aussi de leurs titres et légendes. L'image imprimée lui propose fortuitement une composition qui fait office de point de départ visuel et lui permet de pallier sa méconnaissance initiale en matière de dessin et de perspective", résume Philippe Dagen. Les pages des journaux sont "découpées avec des ciseaux" de manière "peu précautionneuse", précise-t-il encore.

Œuvre de Pierre Fertil. (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil. (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

Cependant, Fertil finit par s'affranchir de ce support qui lui "offre des corps dans diverses positions, qu'il n'aurait, du moins à ses débuts, sans doute pas su comment tracer". "La photo dans le journal résout donc plusieurs difficultés, qui semblent avoir disparu à mesure que sa pratique s'est intensifiée, jusqu'aux travaux sur papier blanc dans lesquels il peut se passer de tout fond préalable."

En matière de "représentation de l'extermination nazie et du IIIe Reich", précise Philippe Dagen, "trois situations se distinguent" chez les artistes "qui se sont mesurés depuis la fin des années 1950" au sujet. Pierre Fertil fait partie "des femmes et des hommes qui ont survécu au système concentrationnaire et ont, à leur retour ou des décennies après, tenté de le dessiner et de le peindre."

Un geste artistique vital

"Aujourd'hui, il existe des espaces de parole mais à leur retour, les déportés durent affronter seuls leurs traumatismes, car la France libérée avait envie d'oublier et de se reconstruire", rappelle Janine Grassin, présidente de l'Amicale de Neuengamme et de ses kommandos de 2006 à 2014, "la parole des déportés ne fut pas écoutée ni même entendue".

"Pour beaucoup, l'écriture s'est imposée comme moyen d'extérioriser et d'évacuer la violence de l'expérience concentrationnaire." Pierre Fertil, lui, "dessinait sur le moindre bout de papier, de journal, d'emballage, sur des matériaux souvent vils, des scènes d'incendie, de noyades, des visages de déportés en costume rayé, aux yeux exorbités, à la bouche ouverte sur un long cri silencieux, des corps suppliciés, pendus".


Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

"Parfois aussi, dans un magazine ou un journal, son regard tombait sur des photos. Derrière les apparences, il voyait des scènes de sa déportation et n'avait de cesse de les voir émerger", analyse Janine Grassin.

"Dans l'une de ses œuvres, exemplaire de sa création, plusieurs noms sont ainsi inscrits en capitales : Lübeck, Neuengamme, Blumenthal et Sandbostel, décrit le critique Philippe Dagen. "Or ces quatre noms se lisent sur des bannières. L'image donne en effet à voir une colonne de gardes, marchant au pas devant des détenus. Elle a été obtenue à partir de la photo d'une manifestation syndicale, un jour de soleil, dans une rue que l'on suppose nantaise."

Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)
Œuvre de Pierre Fertil présentée dans l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (PIERRE FERTIL / COLLECTION DOMINIQUE FERTIL / LE CHERCHE MIDI)

"Les manifestants sont devenus les gardiens, redessinés de traits noirs et colorés de vert. À l'avant-plan, Fertil ajoute deux déportés de dos et un troisième de profil. Leurs vêtements à raies bleues et blanches se surimposent aux silhouettes des gardes. Les soldats portent donc haut les bannières sur lesquelles Fertil nomme les lieux où il a souffert et manqué mourir. Que l'image originelle se reconnaisse sans peine est sans importance : ne compte que la vision du monde concentrationnaire qui s'y surimpose et les références à ces lieux. Par recouvrements et additions, le cliché d'actualité devient une scène d'histoire : telle est la manière de Fertil."

L'artiste utilise ainsi le titre dont il conserve trois mots : "Le germe reste". "Après 'reste', une bande de papier blanc est collée, cachant la suite du titre. Entre 'germe' et 'reste', une autre bande a été collée, sur laquelle il a tracé trois croix gammées suivies de points de suspension, poursuit le critique d'art. "À la transformation de l'image répond celle de la légende. Ainsi l'œuvre est-elle témoignage et avertissement à la fois. Le travail sur les formes et celui sur les mots vont de pair", conclut Philippe Dagen.

Témoignage de vie

"Comme un certain nombre de déportés ont écrit pour eux-mêmes, et ont détruit leurs textes, le plus souvent, Pierre Fertil brûlait ensuite ce qu'il avait dessiné". C'est un autre déporté comme lui, Pierre Billaux, qui l'a convaincu de les conserver parce qu'ils avaient "valeur de témoignage". Il lui en confiera quelques-uns détenus par les archives de Caen.

"Le regard a une grande importance dans l'œuvre de Pierre Fertil : on y lit la souffrance, la peur, l'angoisse, l'étonnement, mais jamais la haine, souligne Janine Grassin. Et c'est la grande leçon de courage que nous devons retenir de ces tableaux, celle de ce médecin qui a souhaité redonner la vie, par une transmutation féconde de son expérience des camps."

Couverture de l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (LE CHERCHE MIDI)
Couverture de l'ouvrage "Un long cri silencieux - Œuvres de Pierre Fertil déporté au camp de Neuengamme". (LE CHERCHE MIDI)

Une partie des œuvres de Pierre Fertil est exposée jusqu'au dimanche 2 février pour accompagner la parution de l'ouvrage Œuvres de Pierre Fertil, déporté au camp de Neuengamme (Le Cherche Midi) au musée de la Libération de Paris - musée du général Leclerc - musée Jean Moulin, à Paris.

Une visite guidée est proposée le 1er février 2025 à 11h (durée 1h30) - Adultes et grands adolescents : tarif plein 7 euros, tarif réduit 5 euros.

Le musée est ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h sans réservation préalable - Entrée gratuite.

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