Adèle Haenel livre un manifeste lesbien intime et politique dans sa première pièce "Voir clair avec Monique Wittig" sur la scène des Bouffes du Nord

La comédienne doublement césarisée avait quitté le monde du cinéma dans un grand claquement de porte en 2023.

Article rédigé par Lison Chambe
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
"Voir clair avec Monique Wittig" de Caro Geryl et Adèle Haenel, du collectif DameChevaliers. (NICOLAS MONTANDON)
"Voir clair avec Monique Wittig" de Caro Geryl et Adèle Haenel, du collectif DameChevaliers. (NICOLAS MONTANDON)

Mains dans les poches, vêtue d'un costume gris large et carré, Adèle Haenel fait les cent pas. L'œil anxieux et alerte, elle observe le public qui s'installe dans la salle. Elle s'accroupit, relit ses notes avec une légère nervosité. Bien qu'habituée du théâtre depuis longtemps, Voir clair avec Monique Wittig, donné aux Bouffes du Nord dans le cadre du Festival d'Automne pour cinq dates du 8 au 12 octobre, est sa première mise en scène. C'est également son premier texte.

À ses côtés, plus calme, la batteuse Caro Geryl, membre comme elle du collectif Damechevaliers, règle ses instruments. La scène est à peine surélevée : un grand tapis jonché de feuilles mortes, un feu de bois au centre. L'atmosphère est intimiste. "On est dans une réunion secrète, dans la forêt", confie Adèle Haenel au public.

Sa liberté de création semble totale. Alors, elle choisit d'en faire un cercle de parole, où la comédienne expose au public la pensée de l'essayiste queer et militante du MLF, Monique Wittig. Une pensée qui me redresse", explique l'ancienne actrice phare du cinéma français, lesbienne et féministe revendiquée.

Monique Wittig 2025

Sous la forme d'un long monologue ponctué par la musique jouée en direct par Caro Geryl, Adèle Haenel s'attelle à exposer, avec plus ou moins de pédagogie, la pensée de Monique Wittig. La Pensée straight, publiée en 1992 aux États-Unis puis en 2001 en France, constitue la colonne vertébrale d'un texte d'un peu plus d'une heure, enrichi par les réflexions d'autres essayistes contemporaines.

Grande figure du féminisme matérialiste du XXe siècle, la Française Monique Wittig défend, comme le dit Adèle Haenel, "la lutte de la classe des femmes pour la destruction même de cette classe". Pour Wittig, "la pensée straight", c'est-à-dire "la pensée hétérosexuelle", divise le monde social en une binarité homme/femme – une construction sociale qui encadre l'oppression des femmes.

Un lesbianisme politique

Une réflexion qui l'a conduite à écrire une phrase qui divise encore aujourd'hui : "Les lesbiennes ne sont pas des femmes". "Le lesbianisme, c'est une enclave dans laquelle on n'est pas constamment renvoyées à notre rôle de femme", précise sur scène Adèle Haenel.

Le lesbianisme comme refuge donc, pour l'actrice qui, en 2014, avait fait son coming out médiatique en direct lors de la cérémonie des César, son premier trophée à la main, en glissant un "je t'aime" à Céline Sciamma, réalisatrice de Portrait de la jeune fille en feu, avec qui elle partageait alors sa vie.

 
 

Le texte est dense, sans doute encore en construction et pas toujours très clair. Adèle Haenel s'adresse à un public averti, familier de notions comme "l'hétérosexualité comme construction sociale" ou "l'aliénation des femmes en tant que classe sociale".

"J'ai compris que les hommes et les femmes n'étaient pas de vraies catégories, et qu'il fallait les déconstruire. Pour ça, on doit ouvrir nos esprits", résume à sa manière Rhita, une jeune fille de 11 ans et demi rencontrée dans le public, sans doute la plus jeune spectatrice de la salle. "Bon, je n'ai pas toutes les références, mais c'était super intéressant", ajoute-t-elle. Le message semble donc être passé, dans ses grandes lignes.

Un cri du cœur

En 2023, l'actrice doublement césarisée, devenue une figure du mouvement #MeToo en France, dénonçait, dans une lettre publiée par Télérama, "la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l'ordre mortifère, écocide et raciste du monde tel qu'il est". Une lettre en écho à son départ indigné de la cérémonie des César après l'attribution du prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski en 2020 pour J'accuse.

Depuis, Adèle Haenel a renforcé son engagement militant. On l'a vue en tête de cortèges, sur les piquets de grève, ou plus récemment à bord de la flotille Global Sommud, en septembre, en direction de Gaza, pour dénoncer "le génocide en cours". La pièce se clôt sur une minute de silence et une prise de parole de la comédienne et des membres du collectif Damechevaliers, en soutien au peuple palestinien. En février 2025, elle a gagné son procès pour agression et harcèlement sexuel contre le réalisateur Christophe Ruggia alors qu'elle était enfant.

Pour celle qui semblait étouffer dans le monde du cinéma, Voir clair avec Monique Wittig, créé au sein du collectif féminin et féministe "à géométrie variable" Damechevaliers, résonne comme un cri du cœur.

"Voir clair avec Monique Wittig", conception, mise en lecture et en écriture d'Adèle Haenel. Design sonore : Caro Geryl. Du mercredi 8 au dimanche 12 octobre 2025 au théâtre des Bouffes du Nord. Les 24 et 25 novembre 2025 au Festiv·iel, théâtre de la Croix Rousse (Lyon). Les 4 et 5 février 2026 au CDN d'Orléans. Le 11 avril 2026 au festival Guerrières, Mars-Mons Arts de la scène, Belgique

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