"Léviathan" de Lorraine de Sagazan à l'Odéon : le théâtre explore les entrailles d'un monstre, la justice

Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
"Léviathan", mise en scène Lorraine de Sagazan avec Jisca Kalvanda, Éric Verdin, Felipe Fonseca Nobre, Jeanne Favre et Mathieu Perotto (vidéo). (SIMON GOSSELIN)
"Léviathan", mise en scène Lorraine de Sagazan avec Jisca Kalvanda, Éric Verdin, Felipe Fonseca Nobre, Jeanne Favre et Mathieu Perotto (vidéo). (SIMON GOSSELIN)

Présenté au Festival d'Avignon en juillet 2024, "Léviathan", mis en scène par Lorraine de Sagazan et remarquablement interprété par sa troupe, débarque à Paris. Inspiré de faits réels, la justice face à son inhumanité et ses impasses.

C'est sûrement l'ironie de la géographie parisienne. Le spectateur, un peu hébété, sortant des Ateliers Berthier où se joue Léviathan, en tournant la tête à gauche, aperçoit à 200 mètres, le froid et blanc nouveau tribunal de Paris. On a coutume de dire que la justice est du théâtre. Cette fois, le théâtre se fait justice en démontant le système expéditif des comparutions immédiates.

Ils seront quatre face à la présidente du tribunal. Trois hommes, une femme. Un délit, pas de victime, mais un jugement. Quatre grands blessés de la vie. Et la spirale inflexible d'une justice implacable en scène. Jusqu'au 23 mai aux Ateliers Berthier, à Paris.

Du théâtre du réel

Léviathan est le troisième volet du regard théâtral que porte Lorraine de Sagazan sur la société française. Après La Vie invisible, née d'entretiens avec des spectateurs non-voyants, après Un sacre où elle questionnait le rituel du deuil et la place de la mort, aujourd'hui voici Léviathan pour une mise en lumière de cette justice exceptionnelle, celle des comparutions immédiates.

Un point de droit tout d'abord et une définition : "La comparution immédiate est une procédure rapide qui permet de faire juger un prévenu dès la fin de sa garde à vue." Après avoir durant de longs mois parcouru les tribunaux, les prisons, avoir rencontré les prévenus, les avocats, les juges, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont énoncé la sentence, c'est bien sûr le mot "rapide" que le droit blesse. La justice mesure son temps de parole pour ne pas perdre justement de temps. Après chaque comparution, avant l'énoncé du verdict, un énorme chronomètre inflige son constat : le simili débat a duré entre 16 et 22 minutes. Peu de minutes pour un pan de vie, car le jugement final est sévère : de 6 mois ferme à deux ans de prison.

Ainsi sur cette scène seront jugés par ordre d'apparition : un gosse paumé interpellé sur une moto sans casque, ni permis de conduire, un SDF colérique et fatigué qui a menacé de brûler la tour Eiffel, une mère accusée de vol de vêtements, taille 6 ans, dont la fille subit les violences sexuelles de son père. Son cri résonne. La justice sera bien plus sévère sur ce larcin vestimentaire pour habiller sa fille qu'envers ce père violeur.

"Léviathan" aux Ateliers Berthier-théâtre de l'Odéon. Mise en scène Lorraine de Sagazan. (SIMON GOSSELIN)
"Léviathan" aux Ateliers Berthier-théâtre de l'Odéon. Mise en scène Lorraine de Sagazan. (SIMON GOSSELIN)

Et un quatrième homme. Il est interprété par un "amateur". Lui a connu la prison, les comparutions immédiates aussi, la longue attente des prévenus. Il raconte l'odeur du dépôt où s'entassent les justiciables, les échanges avec ses compagnons d'infortune, les avocats commis d'office largués. Nous ne saurons rien de ses délits, mais il sera celui qui éclairera sur cette justice. C'est lui qui rappellera, voix forte et grave, que le système judiciaire et carcéral fut privatisé et profite aussi aux intérêts d'entreprises. Toujours plus de prisonniers pour toujours plus de prisons.

Léviathan est le procès de cette justice qui assomme et terrasse ces vies déjà perdues. Dans le livret qui accompagne la représentation, la metteuse en scène souligne : "Il n'y a pas de justice dans un tribunal de comparution immédiate : c'est la phrase que j'ai la plus entendue de la part des avocats que j'ai côtoyés pendant plusieurs mois." Elle rajoute : "Le spectacle convoque cette figure du monstre afin d'interroger la violence inhérente à l'idée de justice ainsi qu'à celle de réparation."

Rien de documentaire

Mais détrompez-vous, malgré une enquête pointilleuse, et ce théâtre éminemment politique, ce récit ne sera pas documentaire. Il suffit, dès l'entrée dans la salle des Ateliers Berthier, de longer le plateau pour comprendre que ce théâtre sera une cérémonie baroque, lyrique, parfois loufoque. Le sol n'est pas un parquet de tribunal, mais une terre battue, poussière soulevée par les courses des comédiens.

Le plafond, ce ne sont pas les dorures d'un tribunal de province, mais une large et rose toile, "une cathédrale de tissu", dit de Sagazan et qui ressemble aussi à un chapiteau de cirque. De cirque, il en est bien question. Juge et procureur, affublés d'un masque de tragédien grec, deviennent des clowns pathétiques, les accusés des silhouettes hagardes, et un magnifique cheval gris hante cette cérémonie.

Là, à droite, assis, figé et masqué en habit de procureur, un comédien tel une marionnette agite les bras et le torse. On se souvient que la metteuse en scène s'est formée auprès de Thomas Ostermeier et qu'elle a suivi les répétitions de Romeo Castellucci. Le son sera assourdissant parfois, enveloppant toujours.

Car le réel déraille et tout à coup, la présidente, en plein énoncé des faits, se met à vocaliser comme prise de folie douce. Le procureur pendant son réquisitoire se met à gesticuler, agité d'une danse de Saint-Guy, et une avocate débraillée et furieuse finit par jeter la robe comme l'éponge durant sa plaidoirie perdue d'avance.

La justice en faute

La force de la mise en scène, la beauté tragique de cette mascarade, l'épouvante et le harassement des accusés, la fatigue des avocats transformés en épouvantails inquiets, le craquage de la présidente ou du procureur font de Léviathan un surréaliste et tragique constat d'une justice en piteux état.

Elle a abandonné ses principes pourtant déclamés au début de la représentation : "La justice est représentée par l'image d'une femme aux yeux bandés tenant d'une main un glaive et de l'autre une balance. Ces trois symboles évoquent des principes forts de la justice : l'impartialité, le pouvoir de sanction et l'équité dans le départage." Elle, tel un transformiste, est devenue une tragédie aux personnages masqués et aux accents antiques. La justice, hélas, serait bien donc du théâtre.

Extraits du texte du Léviathan de Guillaume Poix, inspiré de faits réels aux éditions Théâtrales :

La présidente : Vous déclare, Monsieur, avoir emprunté le véhicule à, je cite, votre "meilleur ami", présent lui aussi aux abords de la cité des Jonquilles où il réside. Vous expliquez qu'il vient d'acquérir le véhicule, que vous êtes venu lui rendre visite et qu'il vous a proposé de l'essayer pour faire quelques mètres après que vous en avez manifesté l'envie. C'est bien ça, monsieur ?

Le régleur : Oui, c'est presque ça.

La présidente : Bien. Qu'est-ce que vous voulez nous dire de plus, monsieur ?

Le régleur : Juste, madame la juge, il y a ma mère qui est présente, elle est là pour me soutenir.

La présidente : Très bien. Venons-en à la Yamaha…

Le régleur : Bah, voilà, juste… C'est ça. Mon meilleur ami, Jo, celui qui a la Yamaha, on lui a confisquée d'ailleurs et j'aimerais bien qu'on lui...

La présidente : Monsieur, sur les faits, s'il vous plaît.

Le régleur : Alors Jo, il venait d'acheter la Yamaha, et moi les motos, Jo et moi, on a toujours adoré, les Honda, les Triumph, c'est une passion, madame la juge, et moi, ça m'a complètement, comment je peux dire, séduit, la Yamaha de Jo, alors j'ai eu très envie de l'essayer pour, comme j'ai dit, faire quelques mètres, madame la juge, juste quelques petits mètres et voilà, c'est tout, et puis bon bah, je me suis fait griller.

La présidente : Alors non, monsieur, vous ne vous êtes pas fait "griller", en l'occurrence, vous vous êtes fait contrôler et interpeller.

"Léviathan" aux Ateliers Berthier-Odéon théâtre de l'Europe

Texte de Guillaume Poix, conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan

Jusqu'au 23 mai 2025, 1 rue André Suares, 75017 Paris

Affiche du "Léviathan" de Lorraine de Sagazan aux Ateliers Berthier-Odéon théâtre de l'Europe. (ODEON)
Affiche du "Léviathan" de Lorraine de Sagazan aux Ateliers Berthier-Odéon théâtre de l'Europe. (ODEON)

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.