"Futur d'internet" ou outil "voué à l'échec" : que sont devenus les NFT, trois ans après l'éclatement de la bulle spéculative ?

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Les NFT ("non fungible token" en anglais ou "jeton non fongible" en français) sont des sortes de certificats numériques, inscrits dans des bases de données (les fameuses "blockchains"). (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Les NFT ("non fungible token" en anglais ou "jeton non fongible" en français) sont des sortes de certificats numériques, inscrits dans des bases de données (les fameuses "blockchains"). (HELOISE KROB / FRANCEINFO)

Ces jetons numériques ont été au cœur d'une bulle spéculative entre 2020 et 2022, avant un krach spectaculaire. De nombreuses entreprises et acheteurs en ont fait les frais. Mais la technologie survit tant bien que mal, parfois loin des regards.

Ils étaient "l'avenir". L'avenir du marché de l'art, du jeu vidéo, des banques, voire d'internet... Il fallait choisir : s'y mettre ou "rester à la traîne". Ils se sont parfois vendus pour des millions de dollars en 2020 et 2021. Mais l'explosion de la bulle financière des cryptomonnaies en 2022, après la faillite de la principale plateforme d'échange, leur a porté un coup quasi fatal. "Ils", ce sont les NFT ("non fungible token" en anglais ou "jeton non fongible" en français).

Ces "jetons" sont des sortes de certificats numériques, inscrits dans des bases de données (les fameuses "blockchains"). Les NFT sont souvent présentés comme un moyen idéal de certifier l'origine d'un objet et éviter la multiplication des faux, dans un monde de plus en plus sujet aux fake news et autres contrefaçons. Mais aussi comme une technologie qui permettrait de faire émerger un internet plus "décentralisé" et démocratique (surnommé "web3"), voire le fameux "métavers", autre terme nébuleux qui désigne un ensemble d'expériences virtuelles censées supplanter le réel.

Les NFT représentaient donc une opportunité financière colossale pour ceux qui y investissaient tôt. Des espoirs dans lesquels des millions de personnes dans le monde ont placé une partie de leur argent, avant que tout ou presque ne parte en fumée. Alors que la mode est désormais à l'intelligence artificielle, les vestiges de cette bulle cachent encore quelques survivances.

Une chute brutale d'intérêt

Les "jetons" continuent de s'échanger, mais on est loin du record de 69 millions de dollars pour un NFT atteint en 2021. Au premier trimestre 2025, l'analyste DappRadar recense seulement 7 millions d'échanges de NFT sur les plateformes dédiées, pour des montants totaux de 1,5 milliard de dollars.

L'effondrement est notable du côté des NFT dits "artistiques". En 2021, les échanges de ces jetons se chiffraient à près de 3 milliards de dollars, mais dès 2023, une étude réalisée par le site spécialisé DappGambl avait estimé que 95% de ces collections de "token" ne valaient plus rien. La tendance ne s'est pas inversée depuis : le premier trimestre 2025 a vu à peine 23,8 millions de dollars d'échanges, et les prix des NFT artistiques se sont effondrés de 77% entre 2021 et 2023, selon une autre étude de DappRadar.

La baisse d'intérêt se confirme aussi en France. Début 2025, seuls 3% des Français interrogés disaient détenir au moins un NFT, un chiffre en baisse de 2 points par rapport à 2024, selon un sondage réalisé par un lobby français du secteur, l'Association pour le développement des actifs numériques (Adan).

Des entreprises qui délaissent le secteur

Les marques qui avaient investi ce marché naissant, mettant en avant l'esprit de "communauté" qui y régnait, l'ont souvent déserté sur la pointe des pieds. Renault, par exemple, avait lancé en décembre 2022 un programme baptisé R3NLT et des séries d'objets virtuels inspirés de voitures emblématiques du groupe. "Entrer dans la communauté R3NLT, c'est faire le choix d'une relation unique avec la marque", promettait le responsable marketing Arnaud Belloni. Le communiqué listait de nombreux avantages pour les adhérents, comme "l'opportunité de participer à des événements où la marque est partenaire, des essais privilégiés de voitures".

Mais depuis la fin 2023, silence radio. Le compte de R3NLT sur le réseau social X n'est plus actif, et l'invitation vers le serveur Discord dédié ne fonctionne plus. Les NFT R3NLT ne s'échangent plus que pour une fraction de leur prix initial sur des plateformes comme OpenSea. Contacté par franceinfo pour savoir si de nouveaux avantages avaient été accordés aux détenteurs de NFT, et ce que Renault retirait de cette expérience dans le milieu, l'entreprise n'a pas répondu.

Même constat chez Lacoste, qui avait lancé en juin 2022 une collection de NFT associés à des images de crocodiles. La marque promettait, elle aussi, des avantages à la "communauté" d'acheteurs. Mais interrogé en août 2024 par le magazine Capital, qui relayait les critiques d'acheteurs mécontents face à l'effondrement des prix et au mutisme de l'entreprise, Lacoste rétorquait que "le projet ne prend pas fin, mais évolue vers une initiative plus large (...) sans NFT". Contacté par franceinfo pour savoir où en était cette nouvelle étape, la marque n'a pas réagi.

Carrefour, Ubisoft… Les exemples d'entreprises qui ont laissé tomber leurs NFT ou revu leurs ambitions à la baisse sont nombreux, en France et dans le monde. Certaines, comme Nike, ainsi que leurs promoteurs, sont même poursuivis devant des tribunaux, rappelle le site spécialisé Fast Company.

Revers de fortune dans le jeu vidéo

De nombreuses entreprises qui faisaient des NFT leur fonds de commerce n'ont pas résisté à l'éclatement de cette bulle. "On a vu le marché s'effondrer complètement du jour au lendemain", explique à franceinfo Clément Téqui, ex-PDG de Capsule Corp Labs, un cabinet de conseil français en stratégie "web3".

"Dès que la plateforme d'échange FTX a fait faillite", fin 2022, à l'issue d'un scandale qui a mené à la condamnation du cofondateur Sam Bankman-Fried à 25 ans de prison pour fraude et association de malfaiteurs, "tous nos clients nous ont appelés pour nous dire : 'On arrête tout'", raconte celui qui est aujourd'hui directeur chez Eleven, un cabinet de conseil spécialisé. Clément Téqui critique une stratégie de court terme des entreprises "traditionnelles".

"Elles se lançaient dans les NFT parce qu'elles espéraient y gagner de l'argent."

Clément Téqui, directeur au sein du cabinet de conseil Eleven

à franceinfo

Parmi les victimes plus récentes de ce krach, il y a également Dogami, un jeu vidéo français décrit comme un "Tamagotchi à la sauce web3", dans lequel le joueur peut entraîner et faire concourir des chiens, échangeables sous forme de NFT. Le jeu a annoncé sur X, début juin, le placement de sa maison mère, Komodor Studio, en redressement judiciaire.

Auprès de franceinfo, le cofondateur de Dogami, Kris Dayne Penseyres, dénonce le refus par le CNC d'accorder au studio un crédit d'impôt jeu vidéo, mais aussi un problème de modèle économique, selon lui récurrent : "l'extraction de valeur". "Les joueurs n'injectent plus de fonds dans le jeu, car ils gagnent assez d'argent dans l'écosystème pour acquérir ce dont ils ont besoin", affirme Kris Dayne Penseyres. Il l'admet, "les NFT peuvent créer une sur-complexification de l'expérience".

"Au final, c'est le marché qui parle. L'audience a dit : 'On s'en fiche d'être propriétaire de nos objets virtuels. Ce qu'on veut, ce sont de bonnes expériences de jeu'."

Kris Dayne Penseyres, cofondateur de Dogami

à franceinfo

L'une des "pépites" de la French Tech, qui avait misé sur les NFT, semble, elle aussi, avoir perdu de son éclat. Sorare a développé un jeu de "fantasy football" dans lequel les joueurs collectent et s'échangent des cartes virtuelles représentant des footballeurs réels afin de remporter des matchs en ligne. Ce "Fifa sauce web3" a été valorisé à 4,3 milliards de dollars en 2021. Quatre ans plus tard, son PDG, Nicolas Julia, se donne "12 à 18 mois" pour revenir à l'équilibre financier, auprès du site Maddyness.

Un titre de propriété coûteux, mais sans valeur ?

Clément Téqui pense-t-il toujours que le NFT est "le format numérique de demain", qui est "au futur d'internet ce que sont actuellement les PDF", comme il l'affirmait en 2022 aux Echos ? Il considère toujours que les NFT ont des atouts, par exemple pour garantir une forme de "propriété digitale et de confidentialité des données". Mais selon lui, "c'est comme pour beaucoup de choses : quand on demande aux gens s'ils ont envie d'être propriétaires de leurs données, ils disent oui, mais quand il faut payer pour ça, il n'y a plus personne".

Sauf que certains arguments pro-NFT sont toujours contestés par d'autres spécialistes. "Beaucoup ont prétendu qu'un NFT est comme un titre de propriété, mais c'est techniquement faux", insiste auprès de franceinfo Pablo Rauzy, maître de conférences en informatique à l'université Paris 8. La loi française ne reconnaît pas le NFT comme un titre de propriété. Impossible donc d'aller devant un tribunal pour faire valoir ses droits en cas de vol. Pour tenir ses promesses, "cette technologie qu'on dit décentralisée a donc besoin des mêmes institutions centralisées dont elle prétend se débarrasser, assène Pablo Rauzy. C'était voué à l'échec dès le départ."

"Comme la notion de propriété est une pure construction sociale, un titre de propriété est vide de sens s'il n'y a pas un système juridique pour le défendre et faire valoir ses droits."

Pablo Rauzy, maître de conférences en informatique à l'université Paris 8

à franceinfo

Autre inconvénient majeur : "Un NFT n'existe que sur une 'blockchain' spécifique. Or, il y en a plein, et il n'est pas forcément possible de transférer un NFT de l'une à l'autre", rappelle Pablo Rauzy. Les NFT dans le milieu du jeu vidéo lui semblent tout aussi illogiques, car "par définition, l'entreprise qui crée le jeu et gère les serveurs contrôle le monde du jeu, et peut le modifier ou le supprimer à tout moment". Les NFT ne diffèrent donc en rien des "skins" cosmétiques que les joueurs achètent déjà sur de nombreux jeux, pour personnaliser leurs personnages par exemple, sans avoir besoin d'y ajouter une couche de technologie complexe et coûteuse.

"Certains ont voulu en faire un objet spéculatif"

Pour autant, le NFT n'est pas mort et enterré, et certains misent toujours dessus. "Le NFT a été mal compris", plaide auprès de franceinfo Karen Jouve, directrice générale de Doors3, un cabinet de conseil en stratégie qui revendique une cinquantaine de clients, dont des grands groupes du CAC 40, ainsi que des PME et des start-up. L'entrepreneuse préfère notamment mettre en avant l'intérêt pour les entreprises du procédé de "tokenisation". "Ça peut servir à créer un double numérique, à certifier un diplôme comme le font des grandes écoles, à proposer un passeport de traçabilité" pour des produits de luxe, ou encore une preuve d'identité numérique.

Karen Jouve assure qu'"il n'y a jamais eu autant de projets [liés à la blockchain et la "tokenisation"] au sein des grands groupes, mais nous n'avons souvent pas le droit de communiquer dessus, parce qu'ils ne sont pas encore sortis ou parce qu'ils concernent des processus industriels sensibles". Difficile de le vérifier, donc. "Le NFT est juste une façon parmi d'autres d'utiliser la blockchain", insiste Karen Jouve, "mais certains ont voulu en faire un objet spéculatif. Si cette vision est morte, c'est plutôt positif."

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