Après des "années folles", l'apprentissage subit de plein fouet les restrictions budgétaires qui rendent les entreprises "plus frileuses"

A partir du 1er juillet, une participation financière est exigée pour les entreprises embauchant des apprentis qui préparent un diplôme de niveau bac+3 ou plus. Ce nouveau coup de rabot acte la fin de cinq années d'un "quoi qu'il en coûte" en matière de financement de l'apprentissage.

Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Un atelier de menuiserie de Maleville (Aveyron) qui emploie des apprentis, le 1er décembre 2022. (THOMAS PADILLA / MAXPPP)
Un atelier de menuiserie de Maleville (Aveyron) qui emploie des apprentis, le 1er décembre 2022. (THOMAS PADILLA / MAXPPP)

A l'EM Normandie, l'apprentissage n'a plus la cote. Tout juste installée dans ses nouvelles fonctions de directrice générale, Anne-Sophie Courtier a décidé qu'il était temps de faire marche arrière. Cette école de commerce s'était, comme tant d'autres, engouffrée dans la brèche de l'apprentissage  : jusqu'alors, 40% de ses étudiants réalisaient, chaque année, une partie de leur formation dans l'entreprise de leur choix, contre rémunération. Ils ne seront plus que 25% à pouvoir profiter de ce système d'ici à 2030.

En cause, un marché du travail qui se tend, conjugué à des coups de rabots successifs sur le financement de l'apprentissage, rendant les entreprises "plus frileuses à prendre un apprenti", analyse-t-elle. La dernière coupe entre en application mardi 1er juillet : une participation de 750 euros par contrat est à présent exigée des entreprises embauchant des apprentis préparant un diplôme de niveau bac+3 ou plus. Et ce n'est pas tout : désormais, le niveau de prise en charge des formations à distance sera minoré. Objectif affiché pour cette nouvelle réforme du financement de l'apprentissage : dégager 450 à 500 millions d'économies en 2025. Dans son budget 2025, le gouvernement avait déjà revu à la baisse la prime à l’embauche des apprentis. De 6 000 euros pour toutes les entreprises, le montant de l'aide est passé à 5 000 euros pour les PME et 2 000 euros pour les entreprises plus grandes.

"Ce qui se passe est très dangereux"

Les premières répercussions de ces mesures n'ont pas tardé à se faire sentir. "Les étudiants ont davantage de difficultés à trouver un contrat cette année, il y a moins d'offres, et les entreprises sont plus exigeantes", constate Anne-Sophie Courtier. Cela se confirme dans les chiffres globaux : pour la première fois depuis 2018, le nombre d’entrées en apprentissage a baissé en début d'année : -14% de nouveaux contrats en janvier 2025, par rapport à la même période en 2024, selon les chiffres de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).

"On a le chic en France pour casser ce qui marche", s'emporte Eric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), joint par franceinfo. "On a perdu le sens des priorités et nous atteignons à présent le point de bascule. Je dis que ce qui se passe est très dangereux", tient-il à mettre en garde.

Ce retour de bâton intervient après des années fastes pour l'apprentissage. En 2018, une réforme majeure du système de financement, puis des aides exceptionnelles à l'embauche décidées durant la crise du Covid-19 pour les jeunes, avaient donné des résultats spectaculaires. Jusqu'à bouleverser profondément le paysage des études supérieures : de 321 000 en 2018, le nombre de nouveaux apprentis par an est passé à 852 000 en 2023, proche de l'objectif d'un million fixé par Emmanuel Macron. Une période qualifiée d'"années folles" de l'apprentissage par l'économiste Bruno Coquet, expert associé à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). L'objectif du chef de l'Etat "est devenu une forme de totem", analyse-t-il. "Durant plusieurs années, il y avait un refus ferme des gouvernements successifs de contrôler les dépenses liées à l'apprentissage."

Un nécessaire assainissement des finances publiques

Mais depuis plus d'un an, cette position de principe s'est fait rattraper par les réalités budgétaires, le déficit de la France ayant atteint 5,8% du produit intérieur brut (PIB) en 2024. Une situation critique qui a fait "prendre conscience que l'apprentissage coûte trop cher par rapport à son efficacité", analyse Bruno Coquet. En 2023, l'Etat consacrait la colossale somme de 16,5 milliards d’euros pour l'alternance (comprenant l'apprentissage et les contrats de professionnalisation), dont 7,5 milliards portés par le budget et 8,7 milliards par France compétences, selon le rapport de la Cour des comptes. A titre de comparaison, le budget du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche s'élève, cette année, à 26,7 milliards d'euros. Une manne inespérée pour tout un secteur.

"C'était, jusqu'à présent, 'open bar' pour les apprentis, les employeurs et les écoles. Nous assistons à présent, non pas à un coup de frein brutal, mais à un début de retour à la raison."

Bruno Coquet, économiste

à franceinfo

Cette politique publique n'était par ailleurs pas suffisamment ciblée : selon un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2024, des effets d'aubaine sont apparus. Certaines entreprises ont bénéficié d'aides de l'Etat alors qu'elles auraient embauché des alternants même sans ces dispositifs.

Un manque d'efficacité

Autre effet indésirable régulièrement dénoncé par les chercheurs et les professionnels du secteur : le développement d'un "véritable système de dépendance à la finance publique", selon les termes de Mathis d’Aquino, chercheur à Sciences Po Bordeaux travaillant sur la thématique de la privatisation de l'enseignement supérieur. Des formations privées ont été créées spécialement pour profiter de ces aides, parfois au mépris de la qualité de la scolarité proposée. Dans une partie de ces formations peu regardantes sur les contrats signés, l'apprenti a ainsi pu être utilisé comme une main-d'œuvre à bas coût. "Des entreprises d'accueil ont trouvé le moyen de remplacer des tâches autrefois accomplies par un employé, en prenant des alternants", constate-t-il encore.

"Des étudiants en école de commerce se sont retrouvés à faire de la mise en rayon."

Mathis d’Aquino, chercheur à Sciences Po Bordeaux

à franceinfo

Ces dernières années, le succès de l'apprentissage a été inégal, bénéficiant surtout à l'enseignement supérieur, à partir de bac+3. Les jeunes préparant un diplôme de niveau inférieur au bac (CAP, BEP) n'ont été que peu concernés par la hausse du nombre d'apprentis. "Pourtant, ce sont eux qui rencontrent de vraies difficultés à s'insérer sur le marché de l'emploi", constate l'économiste Christine Erhel, professeure au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet). De quoi amener les économistes contactés par franceinfo à relativiser l'effet sur l'emploi et le chômage des jeunes de la politique de l'apprentissage. Des chiffrages sur son efficacité devront être réalisés dans les années à venir.

Du fait de cette concentration du dispositif dans les études supérieures, l'apprentissage s'est essentiellement développé dans le secteur tertiaire. Par conséquent, "l'accent n'a pas été mis sur des formations stratégiques sur lesquelles il existe de véritables pénuries de main-d’œuvre", constate encore Christine Erhel. Dans l'enseignement secondaire, 70% des contrats viennent bien du secteur de la production, mais ces derniers "n'augmentent que très peu", selon la Cour des comptes.

Pas question pour autant de jeter le bébé avec l'eau du bain, pour la spécialiste du marché de l'emploi. L'apprentissage a aussi permis à des milliers de jeunes de financer des formations privées jusqu'à présent accessibles uniquement par un prêt étudiant ou par le biais d'une solidarité familiale très coûteuse. "Cela a eu le mérite de devenir le mode de financement des études de milliers de jeunes", argue l'économiste, qui l'affirme : plutôt qu'une mesure pour l'emploi, l'apprentissage aura plutôt été une mesure de financement de l'enseignement supérieur.

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