: Reportage "A chaque bilan médical, je crains d'avoir un cancer" : face à la pollution au chlordécone, l'anxiété au quotidien des Guadeloupéens
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La cour administrative d'appel de Paris a condamné l'Etat, mardi, à indemniser les victimes démontrant un "préjudice d'anxiété", soit seulement une "dizaine de personnes" sur les 1 286 requérants. Sur place, l'inquiétude liée à cette pollution hante toujours une partie de la population.
"L'anxiété est permanente, tous les jours, 24 heures sur 24." Assise sur la terrasse de sa maison, au Lamentin, en Guadeloupe, Patricia Chatenay-Rivauday garde un œil sur les plantations qui jouxtent son jardin. Un homme est en train d'asperger ses champs avec un mystérieux produit jaune. "Qu'est-ce qu'il est en train d'épandre ?", s'inquiète la vice-présidente de l'association Vivre, qui se bat contre la pollution au chlordécone. Ce pesticide, interdit en France en 1990, a été massivement utilisé jusqu'en 1993 dans les bananeraies des Antilles à la faveur d'une dérogation ministérielle. Il a durablement contaminé les sols, l'eau et la population. De quoi angoisser au quotidien certains habitants.
"C'est une incertitude généralisée. Il y a des hauts et des bas, mais cela ne s'arrête jamais", complète Janmari Flower, le président de l'association. Ce docteur en biologie et en écologie se montre intarissable sur les études scientifiques dénonçant les conséquences environnementales et sanitaires de cette pollution. D'après l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), le chlordécone a des effets néfastes sur le système nerveux, la reproduction, le système hormonal et le fonctionnement de certains organes.
Leur association a décidé de porter l'affaire devant les tribunaux : 1 286 habitants de Guadeloupe et de Martinique ont ainsi demandé une indemnisation de l'Etat pour "préjudice d'anxiété". Ce concept juridique s'applique à toute personne "exposée à une substance toxique qui peut éprouver un sentiment d'inquiétude permanente généré par le risque de déclarer à tout moment une maladie liée à l'exposition à une telle substance", selon la Cour de cassation. Il a notamment été reconnu pour les travailleurs exposés à l'amiante. Mardi 11 mars, la cour administrative d'appel de Paris a condamné l'Etat à indemniser les victimes démontrant ce "préjudice d'anxiété", soit seulement une "dizaine de personnes" pour le moment.
La menace du cancer
Pour expliquer l'anxiété qui ronge certains habitants de l'île, Patricia Chatenay-Rivauday évoque le syndrome de la "boule noire". "A chaque bilan médical, je crains d'avoir un cancer", décrit la quinquagénaire. Comme si vous plongiez la main dans une urne opaque, avec, à chaque fois, le risque d'apprendre une mauvaise nouvelle. "Cela provoque des troubles psychosomatiques. Vous ne dormez pas, vous développez des troubles alimentaires...", décrit-elle, citant sa propre expérience.
Cette peur est accentuée par les très nombreux décès qui ont emporté ses proches. "J'ai perdu mon père d'un cancer de la prostate, ma sœur du cancer du sein, deux cousines d'autres cancers...", égrène la directrice d'établissements médico-sociaux en Guadeloupe.
"J'ai fait le calcul : autour de moi, onze personnes sont mortes d'un cancer."
Patricia Chatenay-Rivaudayà franceinfo
Dans les Antilles, le taux d'incidence du cancer de la prostate figure parmi les plus élevés au monde. Or l'Anses a conclu en juillet 2021 à une relation causale probable entre le chlordécone et le risque de développer cette maladie. Les femmes ne sont pas épargnées pour autant, des études sont en cours pour déterminer précisément l'impact de ce perturbateur endocrinien sur des pathologies d'infertilité.
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Au-delà du risque pour sa propre santé, Janmari Flower se préoccupe également des répercussions pour ses enfants. "Faut-il déjà que je m'inquiète pour mon fils de 14 ans ? Et peut-être pour mes petits-fils si j'en ai plus tard ?", interroge-t-il. Et pour cause, le chlordécone a été détecté dans l'organisme de 90% des habitants de Guadeloupe et de Martinique, dans le cadre d'une étude réalisée en 2013 et 2014 par l'Anses et Santé publique France. Des mesures ont également été prises pour accompagner les femmes enceintes de ces deux départements d'outre-mer, en raison de la dangerosité du pesticide pour les fœtus.
L'eau sous surveillance
Certains gestes anodins de la vie quotidienne sont aussi devenus source d'angoisse dans les Antilles. Comme ouvrir le robinet d'eau. Au-delà des coupures régulières qui affectent les habitants de l'île en raison de la vétusté du réseau, Patricia Chatenay-Rivauday redoute les contaminations, malgré les contrôles des autorités.
Dernier exemple en date, le Syndicat mixte de gestion de l'eau et de l'assainissement de Guadeloupe (SMGEAG) a annoncé l'interdiction de consommation de l'eau du robinet pendant la quasi-totalité du mois de janvier dans la commune de Gourbeyre, après la détection d'un taux de chlordécone supérieur à la limite autorisée. "Mais avant d'avoir cette information, cela fait parfois plusieurs jours que l'on boit l'eau contaminée", s'insurge la responsable associative, avant de resservir une infusion à l'hibiscus.
L'eau qui borde "le croissant bananier", cette région de la Guadeloupe où a été cultivée la majorité de ces plantations traitées au chlordécone, est également contaminée. Des zones d'interdiction de pêche ont ainsi été définies par arrêté préfectoral. "Mais tous les jours, il y a des pêcheurs à la ligne sur ces côtes, constate Janmari Flower. Ce n'est pas par loisir, c'est par nécessité parce que le poisson est cher. Et cela passe totalement au travers des mailles des programmes de prévention. C'est un problème sans fin."
"On ne sait pas ce que l'on va découvrir comme nouvelles conséquences pour la santé dans le futur, notamment en raison des effets 'cocktails' avec d'autres biocides."
Janmari Flowerà franceinfo
Dans cet environnement marqué par la trace indélébile du pesticide, l'association attend désormais un geste fort de la part de la justice. "Je ne vois pas comment on pourrait me dire que le préjudice d'anxiété est une lubie", assure Patricia Chatenay-Rivauday. Et les progrès encore très limités de la décontamination des sols et de l'eau font craindre des longues années de combat avec l'Etat, renchérit Janmari Flower. Avant de glisser : "On se demande si on n'est pas des Français entièrement à part, au lieu d'être des Français à part entière."
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