"Beaucoup d'enfants parlent mais ne sont pas entendus" : pourquoi les agissements de Joël Le Scouarnec sont longtemps restés impunis
/2021/12/14/61b8d1207b8f6_juliette-live.png)
/2025/04/15/20250304-071446-67fe79723a524005876782.jpg)
Deux psychiatres et une psychologue ont décrypté lundi, face à la cour criminelle du Morbihan, les mécaniques du silence dans cette affaire titanesque où plus de 300 victimes ont été recensées.
Il aura fallu attendre 2017 pour que le silence soit enfin brisé par la petite voisine de Joël Le Scouarnec. En signalant le viol commis par l'ex-chirurgien, la fillette de 6 ans a mis fin à des décennies d'impunité. Mais pourquoi l'ancien chirurgien n'a-t-il pas été dénoncé plus tôt, alors qu'il est accusé d'avoir commis des agressions sexuelles et des viols sur plus de 300 jeunes patients, éveillés pour la plupart au moment des faits ? "Parler nécessite d'abord de se souvenir, mais aussi d'avoir compris qu'il s'agissait d'une violence, de se l'être dévoilé à soi-même", a expliqué le pédopsychiatre Thierry Baubet à la barre, lundi 14 avril, aux côtés de deux autres experts du psychotraumatisme. Le trio de "sachants", comme l'a désigné Aude Buresi, la présidente de la cour criminelle du Morbihan, a été cité par plusieurs avocats des parties civiles.
Avant l'âge de 3 ans, l'agression ne peut pas être mémorisée. "Il n'y a pas de formation de souvenirs, l'événement ne pourra jamais être remémoré, quoi que l'on fasse", a expliqué ce membre du collège directeur de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). De 3 à 6 ans, les souvenirs commencent à se former, "mais ils ne restent pas forcément très longtemps", a-t-il poursuivi. L'enfant n'a alors "aucune connaissance, ni compréhension, de ce que peut être la sexualité d'un adulte". La nature sexuelle des agressions qui lui sont imposées est semblable à une "bombe à retardement", lorsqu'il apprend à la puberté ou lors du premier rapport sexuel, par exemple, que ce qu'il a subi était un viol ou une agression sexuelle.
"Elle a été murée dans le silence par les adultes"
Pour une partie des victimes de Joël Le Scouarnec, leur "mémoire piégée et enkystée" s'est réveillée avec l'annonce des faits par les gendarmes. Mais pour d'autres, les faits ont toujours été là, dans un coin de leur tête. Beaucoup de petits garçons et petites filles, ainsi que des adolescents et adolescentes – les victimes étaient âgées de 11 ans en moyenne – ont été agressés alors qu'ils et elles étaient en âge de comprendre que les gestes de l'ex-chirurgien n'avaient rien de médical.
"Je savais qu'on ne prenait pas la température avec un doigt dans le vagin."
Orianne, victime de Joël Le Scouarnecdevant la cour criminelle du Morbihan
Lors de son témoignage début mars, Orianne, désormais âgée de 43 ans, s'est replongée en 1992, l'année de ses 10 ans, lorsque son opération pour une appendicite à la clinique de Loches (Indre-et-Loire) s'est transformée en cauchemar éveillé. A plusieurs reprises, l'ex-chirurgien lui a infligé des viols par pénétration digitale qu'il a reconnus à l'audience. Lorsqu'elle rentre enfin chez elle, la fillette est prise d'une forte douleur : sa plaie s'est rouverte. Le médecin de famille suggère de la renvoyer à la clinique. "Non ! Je ne retournerai pas à l'hôpital ! Je ne veux pas y aller !" hurle Orianne, d'après son récit confié au journaliste Hugo Lemonier, dans son livre Piégés.
Personne ne se questionne sur cette peur soudaine de l'hôpital, alors qu'avec ses mots d'enfant, la petite fille tente d'alerter sur sa souffrance. Personne ne l'entend, pas même le gynécologue qu'elle consulte pour la première fois quelques mois après les faits. Orianne attend cette visite avec impatience, espérant qu'enfin, on lui demande s'il lui est arrivé quelque chose. Le médecin constate que son hymen est rompu, mais ne lui demande pas si quelqu'un l'a agressée, mettant cela sur le compte de son activité sportive. "Elle a été murée dans le silence par les adultes qui l'entouraient", tranche son avocate, Louise Aubret-Lebas.
"Un enfant ne va jamais dire : 'Untel m'a violé'"
"Beaucoup d'enfants parlent, mais ne sont pas entendus", regrette le psychiatre Thierry Baubet. "Or, dans 95% des cas, la recherche montre que ce que dit l'enfant s'inscrit dans la réalité", souligne son confrère, le pédopsychiatre Jean-Marc Ben Kemoun. Mais encore faut-il prendre le temps de questionner, de déceler les sous-entendus, les petites phrases sibyllines. "Un enfant ne va jamais dire : Untel m'a touché, Untel m'a violé", remarque la psychologue Hélène Romano, évoquant plutôt "des expressions comme : 'Il m'a dérangé', 'Il m'a embêté'".
"Le docteur m'a fait mal", confiait ainsi la petite Crystel, 9 ans, dès le lendemain de son intervention pour une appendicite à l'été 1994, au sein de la clinique du Sacré-Cœur de Vannes. La fillette explique alors que le chirurgien lui a imposé plusieurs pénétrations digitales dans son vagin et son anus. Sa mère, prise de doutes, confronte Joël Le Scouarnec. Avec aplomb, il assure qu'il devait contrôler les pertes vaginales de la petite fille et parvient à la convaincre que l'examen est tout à fait normal. "J'ai dû trouver un prétexte fallacieux", a-t-il reconnu à la barre le 11 mars, se souvenant d'avoir été "mal à l'aise et inquiet" de peur que l'on découvre ses agissements.
"Une parole minimisée est vécue comme un deuxième traumatisme"
Le manque d'écoute dans ce dossier a été renforcé par la posture de Joël Le Scouarnec, qui apparaissait comme "une figure d'autorité, qui obéit à un code de déontologie censé garantir l'éthique de ses actes", pointe Thierry Baubet, estimant que la parole de l'enfant face à lui devait faire "bien peu le poids". Le silence est d'autant plus lourd que l'agresseur est une figure très respectée, à l'image des prêtres, compare le psychiatre, qui a recueilli les témoignages de centaines de victimes pour la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase).
Les conséquences de ce manque d'intérêt de la part des adultes pour l'enfant victime peuvent être ravageuses. "Une parole minimisée ou annulée est vécue comme un deuxième traumatisme presque aussi violent que l'agression initiale", observe Thierry Baubet.
"Un enfant a un besoin absolu de se sentir protégé, sécurisé… Et si l'enfant sent qu'il ne peut pas faire confiance à l'adulte, il ne parlera plus."
Hélène Romano, psychologuedevant la cour criminelle du Morbihan
Le fait de ne pas être entendu est d'autant plus terrible qu'il faut beaucoup de courage à un enfant pour mettre des mots sur sa souffrance. Les victimes sont habitées par la crainte de ne pas être crues, la culpabilité les ronge, la honte aussi. Elles portent en elles le "sentiment d'être salies, souillées", détaille Hélène Romano. Pour les garçons, il est encore plus difficile d'exprimer leur détresse. "Les filles ont un accès au verbe sans doute meilleur qu'eux", constate Jean-Marc Ben Kemoun. "D'autant que chez le petit garçon, il peut se mêler la crainte de l'homosexualité, encore très largement stigmatisée dans notre société", déplore le pédopsychiatre.
C'est le cas de Léo*, qui n'avait rien dit jusqu'à l'annonce des gendarmes en 2021. Il avait 10 ans lorsque Joël Le Scouarnec lui a imposé des actes de masturbation, juste après son opération. "Il a fait comme si je n'étais pas là, il ne m'a pas demandé mon avis", a-t-il confié aux enquêteurs. Comme tant d'autres victimes, son mal-être s'est manifesté par "la chute spectaculaire" de ses résultats scolaires, décrypte son avocate Louise Aubret-Lebas. Sa mère s'est démenée pour tenter de comprendre, lui a fait passer un IRM, l'a emmené voir un psychologue. Mais Léo n'arrivait toujours pas à formuler ses tourments. "Il était l'aîné de la fratrie et ne voulait pas se montrer faible", rapporte l'avocate.
"Le premier souci de l'enfant traumatisé est de protéger ses parents, de ne pas les inquiéter. On n'imagine pas les efforts que les enfants font pour ne pas parler."
Thierry Baubet, pédopsychiatredevant la cour criminelle du Morbihan
Le psychiatre estime que les connaissances sur les rouages du psychotraumatisme en France sont encore bien trop lacunaires. Il regrette que ces sujets fassent "l'objet de très peu d'enseignements en psychiatrie et en psychologie" et qu'aucune étude n'ait été lancée sur la cohorte de victimes de Joël Le Scouarnec. Les violences sexuelles faites aux enfants sont pourtant "un sujet majeur de notre société", insiste Thierry Baubet, en conclusion de son exposé face à la cour, rappelant que "plus d'un enfant sur dix est concerné".
* Le prénom a été modifié.
À regarder
-
Nouvelle-Calédonie : 50 détenus attaquent l'État en justice
-
La langue des signes est-elle en train de mourir ?
-
Un malade de Parkinson retrouve l'usage de ses jambes
-
Ils crient tous ensemble (et c'est ok)
-
Obligée de payer une pension à sa mère maltraitante
-
Maison Blanche : Donald Trump s'offre une salle de bal
-
Musée du Louvre : de nouvelles images du cambriolage
-
Traverser ou scroller, il faut choisir
-
Manuel Valls ne veut pas vivre avec des regrets
-
Nicolas Sarkozy : protégé par des policiers en prison
-
Piétons zombies : les dangers du téléphone
-
Tempête "Benjamin" : des annulations de trains en cascade
-
Femme séquestrée : enfermée 5 ans dans un garage
-
Vaccin anti-Covid et cancer, le retour des antivax
-
A 14 ans, il a créé son propre pays
-
Ils piratent Pronote et finissent en prison
-
Aéroports régionaux : argent public pour jets privés
-
Bali : des inondations liées au surtourisme
-
Cambriolage au Louvre : une nacelle au cœur de l'enquête
-
Alpinisme : exploit français dans l'Himalaya
-
Un objet percute un Boeing 737 et blesse un pilote
-
Cambriolage au Louvre : où en est l'enquête ?
-
Jean-Yves Le Drian défend l'image de la France
-
Chine : 16 000 drones dans le ciel, un nouveau record du monde
-
Donald Trump lance de (très) grands travaux à la Maison Blanche
-
Glissement de terrain : des appartements envahis par la boue
-
Emmanuel Macron sème la confusion sur la réforme des retraites
-
Tornade meurtrière : scènes d'apocalypse dans le Val-d'Oise
-
Nicolas Sarkozy : premier jour en prison
-
La lutte sans relâche contre les chauffards
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter