Lutte contre les incendies : la France joue-t-elle avec le feu en tardant à renouveler sa flotte de bombardiers d'eau ?

La sécurité civile doit composer avec des Canadair vieillissants, alors que le pays est de nouveau confronté à des incendies majeurs cet été.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Un avion Dash 8 largue du produit retardant durant un incendie près de Bizanet (Aude), le 29 juin 2025. (IDRISS BIGOU-GILLES / AFP)
Un avion Dash 8 largue du produit retardant durant un incendie près de Bizanet (Aude), le 29 juin 2025. (IDRISS BIGOU-GILLES / AFP)

Un été 2025 marqué par plusieurs incendies. Considéré comme le plus important de l'année à ce jour, le feu qui a ravagé le massif des Corbières, dans l'Aude, mardi 5 août, a parcouru en quelques heures seulement plus de 16 000 hectares de garrigue et résineux, touchant le territoire de 15 communes entre Narbonne et Perpignan. Une personne est morte à Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse. La surface touchée est équivalente au cumul des superficies parties en fumée depuis janvier. 

Les anges gardiens des forêts et des garrigues n'avaient pas attendu ce bilan pour toussoter. Cela fait déjà plusieurs décennies que les moyens aériens de lutte contre les incendies reposent en grande partie sur les Canadair, ces hydravions bimoteurs reconnaissables à leurs hélices et leurs flotteurs de stabilisation. Chaque été, des vacanciers impressionnés publient des images de ces grands "pélicans" venus se gorger d'eau près des côtes, avant de vider leurs ventres sur une colonne de fumée alentour. Alors que leur moyenne d'âge a atteint 30 ans, leurs successeurs peinent à se faire connaître, malgré les risques grandissants liés au réchauffement climatique.

Les opérations de maintenance des Canadair sont devenues de plus en plus fréquentes, relève un rapport parlementaire consacré à la stratégie de renouvellement de la flotte aérienne de la sécurité civile publié le mercredi 2 juillet. La corrosion naturelle des Canadair est encore accentuée par l'eau de mer, alors qu'ils ont été conçus pour se remplir avec de l'eau douce des grands lacs canadiens. La disponibilité des appareils diminue en conséquence. De quoi fragiliser la réponse en été ? "La direction générale nous a fourni la disponibilité à l'année, mais pas durant la saison des feux", regrette la députée socialiste Sophie Pantel, co-rapportrice, auprès de franceinfo.

Un Canadair de la sécurité civile, lors d'un exercice à Vescles (Jura), le 6 mai 2025. (PHILIPPE TRIAS / MAXPPP)
Un Canadair de la sécurité civile, lors d'un exercice à Vescles (Jura), le 6 mai 2025. (PHILIPPE TRIAS / MAXPPP)

"Aucune limite de vie n'a été fixée par le constructeur pour ce modèle, mais un retrait des plus anciens [Canadair] était envisagé à partir de 2025-2030", soulignait déjà un rapport sénatorial il y a cinq ans. ll y a donc le feu au lac pour rajeunir la flotte aérienne de la sécurité civile, installée à l'année sur la base aérienne de Nîmes-Garons (Gard).

Des commandes en suspens

"Le président de la République s'était engagé en 2022 à renouveler la flotte des douze Canadair d'ici 2027", remarque Sophie Pantel. Mais le coût unitaire – 60 millions d'euros – est un frein important. A ce jour, seuls deux DHC-515 – la version moderne – ont été commandés par la France, dans le cadre du programme européen RescUE. Ils "sont attendus en 2028 selon les prévisions récemment confirmées par De Havilland [le constructeur du Canadair]", assure la Direction générale de la sécurité civile à franceinfo. Le sort de deux autres commandes reste incertain, car elles doivent encore être inscrites dans la loi de finances après une annulation l'an passé du programme dédié.

"La flotte de bombardiers d'eau traverse une crise majeure, alors que nous devons répondre à un enjeu climatique."

Sophie Pantel, députée socialiste et co-rapportrice

à franceinfo

La Direction générale de la sécurité civile, par ailleurs, a précisé aux rapporteurs parlementaires que les douze Canadair actuels feront plutôt l'objet d'une remise à jour technique, avec une immobilisation temporaire. Avant d'être éventuellement remplacés à une date ultérieure.

Les délais de livraisons compliquent encore l'équation. "Au Salon du Bourget, j'ai demandé au groupe De Havilland de me donner le délai de livraison pour deux avions commandés aujourd'hui. Ils m'ont répondu : 'Pas avant 2032'", raconte Sophie Pantel. "Malgré tous les discours rassurants, force est de constater que nous ne tiendrons jamais les délais." Sans compter les aléas : un Canadair sera indisponible cet été, car il a heurté un haut-fond en mai dernier, lors d'un exercice dans le golfe de Porto-Vecchio.

La sécurité civile compte également six Dash 8 Q400 (Milan) acquis depuis 2017, ce qui porte le total à huit unités. Ces appareils sont rapides et transportent davantage d'eau (dix tonnes contre six tonnes pour les Canadair), mais ils ne sont pas amphibies. "C'est un inconvénient quand le feu est virulent, alors que les norias du Canadair permettent un rayon d'action rapide", explique Eric Brocardi, porte-parole de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France. Par ailleurs, ils sont susceptibles, à tout moment, d'être engagé dans des missions de transport de matériel ou de personnel, par exemple dans les territoires ultramarins.

Des appareils loués plutôt qu'achetés

Trois Beechcraft (Bengale et Icare), des appareils de reconnaissance et de coordination, complètent la flotte. Les Tracker, longtemps utilisés en première intervention, ont été définitivement abandonnés il y a cinq ans. En complément, la sécurité civile a passé un contrat pour louer jusqu'à six avions Air Tractor (Abel) – leur nombre varie entre deux et six unités pendant la saison des feux. Mais elle loue également six hélicoptères bombardiers d'eau lourds (Puma) et quatre légers (Condor) pendant la période estivale.

"La location est devenue structurelle et n'est plus une solution transitoire. S'il faut mettre le coût d'un Canadair chaque année..."

Sophie Pantel, députée socialiste et co-rapportrice

à franceinfo

Hérault, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône... Plusieurs départements louent également des moyens aériens afin de compenser "la sous-tension opérationnelle", ajoute Eric Brocardi. Ce qui leur permet de disposer "d'une force de frappe rapide, avec une première passe rapide en cas d'incendie". Mais "les moyens aériens n'éteignent pas seuls les incendies", nuance tout de même l'officier, qui inscrit ce dossier dans une réflexion plus large. "La stratégie est de lancer une attaque massive sur les feux naissants, afin de contenir les flammes sous les dix hectares. Un flanc du cône est attaqué par les moyens terrestres et l'autre par des moyens aériens. Cette action combinée permet de limiter la tête de feu."

"Le dérèglement climatique est devenu plus puissant que notre capacité à l'absorber. La flotte française elle-même ne suffit pas."

Eric Brocardi, porte-parole de la FNSPF

à franceinfo

Une quatrième base nationale de la sécurité civile a été inaugurée jeudi à Libourne (Gironde). En revanche, l'Etat a renoncé à créer une deuxième base aérienne à Mont-de-Marsan (Landes), rapporte ICI Gascogne, malgré de fortes demandes locales.

La flotte aérienne est donc intégralement concentrée sur la base de Nîmes-Garons (Gard), qui a succédé en 2017 à la base de Marignane pour gagner en rayon d'action. Des appareils sont prépositionnés chaque été en Corse et dans le sud et le sud-ouest de la France. Enfin, 24 pélicandromes offrent des pistes d'atterrissage et des moyens de ravitaillement en eau et en produit retardant jusqu'à Méaulte (Somme) et Epinal (Vosges), en passant par Vannes (Morbihan) et Limoges (Haute-Vienne).

Des questions de souveraineté

"Je redoute cet été une typologie similaire à la saison des feux 2022", poursuit Grégory Allione, eurodéputé centriste et ancien sapeur-pompier. Cette année-là, la France avait bénéficié du mécanisme de protection civile de l'UE pour éviter une "rupture capacitaire". Les flammes avaient ravagé au total 66 000 hectares, dont la moitié en Gironde. Ces incendies exceptionnels avaient provoqué un réveil national et politique sur l'ampleur des feux de forêt. Mais depuis, la France manque d'une stratégie clairement définie sur ses moyens aériens.

"Nous sommes en retard. Mais il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier et il faut diversifier les aéronefs."

Grégory Allione, eurodéputé et ancien sapeur-pompier

à franceinfo

La Direction générale de la sécurité civile explique à franceinfo mener "des travaux en ce sens, afin de déterminer la typologie et le nombre de vecteurs aériens nécessaires à l'horizon 2035 et 2050". Ce qui pose également la question de la formation des pilotes spécialisés – ils sont entre 80 et 90 aujourd'hui. Les autorités de l'aviation imposent d'ailleurs une contrainte de durée de vol et un nombre de largages, et donc des rotations de personnels.

Tous les acteurs évoquent un enjeu de souveraineté. "Il est intéressant d'inverser la tendance plutôt que de subir les effets du dérèglement climatique en misant sur des commandes confiées à des constructeurs étrangers", souligne Eric Brocardi. D'autant que plusieurs technologies arrivent à maturité. Airbus vient de terminer à Nîmes-Garons une campagne d'essais concluante de son avion militaire A400M équipé d'un kit de lutte contre les incendies. "Il n'était pas du tout performant en 2022, mais ce n'est plus le cas", se félicite Grégory Allione. Cet appareil, d'une capacité de 20 tonnes, peut devenir "un bon complément opérationnel aux forces régulières de la sécurité civile".

Le gouvernement vient également d'annoncer une participation de 7 millions d'euros au projet de bombardier d'eau amphibie de la société française Hynaero, baptisé "Frégate-F100". L'objectif est d'assurer la "souveraineté" de la France, a déclaré le ministre François-Noël Buffet, avec une mise en service des premiers modèles espérée en 2031. 

David Pincet, cofondateur et président d'Hynaero, à côté d'une maquette du bombardier d'eau Frégate-F100 en projet, le 13 mars 2025, à Bordeaux (Gironde). (GUILLAUME BONNAUD / MAXPPP)
David Pincet, cofondateur et président d'Hynaero, à côté d'une maquette du bombardier d'eau Frégate-F100 en projet, le 13 mars 2025, à Bordeaux (Gironde). (GUILLAUME BONNAUD / MAXPPP)

La start-up française Kepplair Evolution a aussi été sélectionnée par la Direction générale de la sécurité civile. Elle a lancé une levée de fonds, avec l'ambition de convertir des avions de transport de passagers ATR 72 en bombardiers d'eau d'une capacité de 7,5 tonnes.

Les co-rapporteurs parlementaires jugent en revanche "incompréhensible" que la Direction de la sécurité civile ne se soit pas positionnée sur un appel à propositions permettant d'acquérir deux hélicoptères lourds, financés en partie par l'UE. D'autant que ce type d'appareils est déjà loué chaque été. Ces moyens complémentaires permettront de bien couvrir les zones à risques et notamment le Sud-Ouest. "Il a été unanimement constaté que l'enveloppe de 35 millions d'euros pour un appareil ne serait pas suffisante pour couvrir les besoins", répond la Direction générale de la sécurité civile. La priorité doit être accordée "au maintien des capacités existantes avant toute nouvelle acquisition".

"Il ne faut pas renoncer à une flotte nationale. Il faut investir, mais on peut également trouver des équilibres avec la flotte européenne."

Sophie Pantel, députée socialiste et co-rapportrice

à franceinfo

"Un pays seul ne peut pas répondre à la virulence, à l'intensité et à la récurrence des événements, abonde Grégory Allione. Cela ne veut pas dire que la France n'a pas suffisamment de moyens, mais que ces moyens sont prévus pour faire face à une forme de normalité." A l'heure où le gouvernement cherche à faire 40 milliards d'économies sur le budget 2026, l'eurodéputé évoque la nécessité de réaliser des achats groupés européens, sur le modèle de l'industrie militaire. "Nous risquons d'être nombreux à être mis à mal. France, Grèce, Italie, Portugal, voire pays du Nord... L'Europe n'est pas bien du tout."

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