"On a été biberonné à ces stéréotypes" : comment les films de procès construisent une image faussée de la justice française
Des plaidoiries flamboyantes, des accusés en larmes, des procureurs sans pitié... Le septième art recycle inlassablement les mêmes schémas, souvent erronés. La mission cinéma du ministère de la Justice œuvre à un retour au réel.
"Votre cruauté est indigne de la robe que vous portez !" tonne l'avocat. Son confrère bondit : "Qu'est-ce que vous dites ?!" Les deux hommes se jaugent, dans une salle d'audience pleine à craquer. Soudain, deux coups de marteau claquent dans l'air : le juge vient de trancher. "Messieurs, il est 19h30. L'audience est suspendue", assène le président des assises. Soupirs, murmures, regards noirs. La tension est à son comble. Une telle séquence n'existe que dans la fiction. Extraite du film culte La Vérité (1960) d'Henri-Georges Clouzot, elle met en scène une justice théâtralisée, déconnectée de la réalité des prétoires français. Car dans un tribunal, les règles sont bien différentes : pas de marteau, pas d'esclandres, pas de duels sous les projecteurs.
Longtemps reléguée hors champ, la justice tricolore se fraye pourtant un chemin depuis quelques années dans le cinéma d'auteur. De Saint Omer à Anatomie d'une chute en passant par Le Procès Goldman, les cinéastes s'attachent à explorer les multiples rouages d'un système complexe, depuis les premières investigations jusqu'à la scène du procès. Le réalisateur Dominik Moll, remarqué pour son thriller Chambre 112, s'inscrit dans cette quête de justesse. Dossier 137, son prochain long-métrage, attendu à l'automne 2025, s'intéresse aux violences policières perpétrées durant le mouvement des "gilets jaunes". Pour ancrer son récit dans le réel, l'équipe a fait appel à la mission cinéma du ministère de la Justice, qui a permis d'accueillir le tournage à Fleury-Mérogis (Essonne).
"On accompagne les scénaristes pour qu'ils s'imprègnent"
En 2024, ce dispositif a accompagné 145 projets, dont 50 fictions tournées dans des lieux de justice pour "aider à une meilleure représentation des métiers de justice", explique Caroline Fenech, coresponsable de la mission. Le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, L'Amour ouf de Gilles Lelouche, La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy... Autant de productions ayant foulé les couloirs de tribunaux bien réels, du palais de justice de Valence à la cour d'appel de Paris.
En parallèle, un comité de lecture composé de magistrats et de greffiers bénévoles propose depuis 2017 de passer au crible les scénarios. "Ils relèvent les approximations, les confusions entre parquet et siège, les ordres de parole inversés, les clichés, comme le greffier qui sert le café au juge", égrène Caroline Fenech. Les prisons ne sont pas non plus épargnées par les stéréotypes : "On y voit encore des cantines, des tuniques orange façon Guantanamo, des surveillants armés, ce qui est très éloigné du réel." Mais le travail du comité reste purement consultatif, "les scénaristes [gardant] leur liberté totale".
"Un scénario repose sur du conflit émotionnel, c'est logique qu'ils aient besoin d’accroître la tension."
Caroline Fenech, coresponsable de la mission cinémaà franceinfo
Pour améliorer le réalisme judiciaire, la mission propose aussi des rencontres avec des magistrats et organise des immersions sur le terrain. "On accompagne les scénaristes dans les tribunaux pour qu'ils s'imprègnent des lieux", explique Caroline Fenech. Jeanne Herry a mené un travail de fond pour réaliser Je verrai toujours vos visages, un film sur la justice restaurative, salué pour son réalisme. Même exigence du côté de Daniel Auteuil pour Le Fil, tourné au tribunal de Draguignan et à la prison de Tarascon. "Le réalisateur s'est énormément documenté, il a assisté à un procès", révèle Caroline Fenech.
"Pour 95% des gens, c'est ce qui construit l'image de la justice"
Malgré ces avancées, certains stéréotypes ont la peau dure. A rebours du réel, films et séries ont plaqué sur la justice une vision calquée sur le modèle anglo-saxon, qui a infusé l'imaginaire collectif pendant plusieurs décennies. Jean-Marie Digout, ancien avocat, peut en témoigner. "J'ai eu tous les jours des clients qui disaient 'votre honneur' au magistrat, certains de bien faire", relate-t-il, un sourire dans la voix. "L'américanisation de la justice est le principal cliché qui a longtemps envahi le paysage cinématographique de notre pays", confirme Thibault de Ravel d'Esclapon, enseignant-chercheur en droit et auteur de La Justice au cinéma.
Certains imaginent encore le juge comme une figure autoritaire abattant son marteau pour faire taire la salle. Dans la réalité, il se contente de suspendre l'audience pour rétablir le calme si nécessaire. De même, la présence de jurés dans tous les procès est largement fantasmée : ils ne siègent qu'en cour d'assises, pour les affaires criminelles.
"Il faut se défaire de ces stéréotypes, mais c’est dur, car de grands films américains restent des références."
Thibault de Ravel d'Esclapon, auteur de "La Justice au cinéma"à franceinfo
Le malentendu est ancien. Il s'explique en partie par les racines transatlantiques d'une partie du cinéma français. "Maurice Tourneur, à qui l'on doit le film culte Accusée, levez-vous, a été formé aux Etats-Unis", rappelle le professeur en droit. L'âge d'or du film de procès hollywoodien, dans les années 1950, a profondément marqué les esprits. Et l'influence perdure. "On a été biberonné à ces stéréotypes. (...) Aujourd'hui encore, les séries américaines comme Suits ou La Defense Lincoln flirtent avec les limites du réel pour maximiser le ressort dramatique", expose Thibault de Ravel d'Esclapon. Le problème ? "C'est ce que mes étudiants regardent. Pour 95% des gens, c'est ce qui construit l'image de la justice."
Cette hégémonie de la justice outre-Atlantique va souvent de pair avec une réécriture des rapports de force au sein du tribunal. Derrière les joutes verbales, les fonctions des magistrats sont diluées dans un jeu d'oppositions simplistes. La figure la plus malmenée ? Le ministère public, réduit au rôle du méchant. Dès les années 1930, "Maurice Tourneur a joué sur cette image avec Accusée, levez-vous", rappelle Thibaut de Ravel d'Esclapon. Depuis, la fiction judiciaire française peine à se départir de ce schéma binaire.
"On l'a encore vu récemment avec 'Anatomie d'une chute' [de Justine Triet] : le rôle du méchant est attribué au ministère public, censé représenter les intérêts de la société."
Thibaut de Ravel d'Esclapon, auteur de "La Justice au cinéma"à franceinfo
Jean-Marie Digout, fondateur du festival Justice et cinéma, a lui aussi relevé plusieurs entorses en regardant la Palme d'or 2023 : "On voit le procureur descendre de son estrade, aller au même niveau que l'accusée, la pointer du doigt... Ça n'existe pas dans une cour d'assises !"
Il évoque aussi la figure de l'avocat de la défense, souvent pétrie de clichés. Le retraité égrène plusieurs exemples : l'ancien pénaliste bourru, redescendu de ses hauteurs pour une dernière plaidoirie rédemptrice, comme dans Les Inconnus dans la maison d'Henri Decoin, ou bien le flambeur mondain, à l'instar de la série Avocats et associés, plus porté sur les verres en boîte de nuit que sur les dossiers.
"On voit l’avocat aller sur les lieux de l'enquête, rencontrer les flics, jouer les détectives… En vrai, la déontologie nous empêche de faire tout ça."
Jean-Marie Digout, ancien avocatà franceinfo
Quant au président de la cour d'assises, censé mener les débats, il disparaît purement et simplement du champ dans de nombreux films, à l'instar de La Vérité d'Henri-Georges Clouzot, où les avocats "parlent comme s'il n'était pas là".
"Le prétoire au cinéma, c'est plein d'angles morts"
Dernier élément à verser au dossier des idées reçues : celui d'une justice française réduite aux cours d'assises. Accusés en larmes, avocats enflammés, jurés captivés par la plaidoirie... "Le prétoire au cinéma, c'est plein d'angles morts : il passe quasi exclusivement par le prisme du crime", analyse Marie-Odile Diemer, maîtresse de conférences en droit. Dans la réalité, "le pénal ne représente qu'une infime partie de l'activité judiciaire", explique celle qui se décrit comme "très cinéphile". En 2021, plus de deux millions de décisions ont été rendues en matière civile et commerciale, contre 800 000 au pénal, selon le ministère de la Justice.
Contentieux familiaux, prud'hommes, litiges de voisinage, dossiers de surendettement... Ce pan moins connu du droit, qui ne crie pas, ne tue pas, ne s'effondre pas à la barre, n'inspire guère les scénaristes. Il en va de même pour l'instruction, souvent reléguée à des scènes d'autopsies, d'interrogatoires tendus ou de reconstitutions spectaculaires. Or, la réalité est bien moins dramatique.
"L'instruction, c’est aussi envoyer des courriers, rédiger des procès-verbaux… Il y a un aspect administratif très fort dans le travail judiciaire.”
Marie-Odile Diemer, chercheuseà franceinfo
Ces tâches répétitives occupent une large part du quotidien des juristes. "Un avocat peut passer des heures à chercher de la jurisprudence, un juge des journées entières à motiver ses décisions", rappelle-t-elle. Autant de scènes sans tension dramatique et peu compatible avec les codes du cinéma.
Cette focalisation sur le pénal produit un effet de loupe sur une justice d'exception, celle des crimes, et efface la justice du quotidien. Elle entretient aussi une méconnaissance des institutions : peu savent que la majorité des dossiers qui emplissent les tribunaux sont des comparutions immédiates, qu'on peut passer toute une carrière d'avocat sans plaider une seule fois devant une cour d'assises, ou que les décisions sont rédigées sans robe ni prétoire, dans le huis clos feutré d'un bureau de magistrat.
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