"Skype m'a apporté mon couple" : comment le doyen des logiciels d'appels en ligne, débranché lundi, a changé la vie de millions d'internautes
Lundi, c'est fini : Microsoft met Skype en sourdine. La plateforme, qui a démocratisé les appels audio et vidéo gratuits, est progressivement devenue obsolète pour des utilisateurs qui y ont partagé des relations amoureuses, amicales ou professionnelles.
"Sans Skype, je ne serais peut-être pas mariée aujourd'hui." C'est l'histoire de Sarah, et de centaines de millions de personnes. L'histoire d'un logiciel qui a effacé les distances pour connecter le monde entier. L'histoire d'une sonnerie iconique, de rencontres, d'amitiés et de partage. De petits tracas du quotidien et de grands moments de vie. L'histoire d'une success story made in Estonie, commencée en août 2003, et d'un échec commercial made in Microsoft. D'un vieux fossile d'internet dont beaucoup s'étonnent qu'il ait tenu jusque-là. C'est l'histoire de Skype.
La plateforme pionnière des appels audio et vidéo en ligne doit être désactivée le lundi 5 mai par son propriétaire Microsoft, après vingt-et-un ans de (plus ou moins) bons et loyaux services. "Je me souviendrai toujours de l'étonnement de ma grand-mère quand elle a entendu ma voix !", sourit Maxime. En 2003, le quadragénaire est encore un jeune étudiant en Erasmus en Finlande. Loin de sa Moselle natale, mais à quelques encablures de l'Estonie, où apparaît la même année le logiciel. "Je n'avais pas de forfait, même pas vraiment de téléphone… Je pensais que je ne pourrais parler à ma famille qu'à mon retour à Noël."
"C'était magique !"
Mais sur les conseils de ses camarades, il se crée un compte Skype, compose le numéro de sa grand-mère sur le pavé numérique. Le succès est immédiat. Plus besoin de forfaits aux tarifs exorbitants pour se parler, tant qu'il y a internet. "Ça a complètement réduit la distance entre nous ! Finalement, je les appelais toutes les deux semaines."
"Ça cassait la barrière de l'espace. On appelait même des inconnus aux Etats-Unis au hasard pour améliorer notre anglais !"
Maximeà franceinfo
Il n'est pas le seul à être impressionné. Skype connaît une des croissances les plus rapides de l'histoire d'internet à l'époque. Onze millions d'inscrits en 2004, 54 millions en 2005, 100 millions en 2006, 405 millions en 2008...
Parmi ces fans, on retrouve de nombreux "expats", étudiants ou salariés. Comme Eric, qui s'en est servi dès 2003 pour appeler son cousin au Mexique, puis (après l'avoir rejoint) sa famille en France. "C'était magique, révolutionnaire pour l'époque, se souvient le commercial de 64 ans. J'ai connu les appels téléphoniques en France avec la tonalité qui durait une minute, alors pouvoir entendre et voir son interlocuteur gratuitement à l'autre bout du monde... Même si internet et les webcams n'étaient pas toujours de bonne qualité, il n'y avait pas photo !"
Pour Bruno, l'intérêt était autre : partager son savoir. Grâce à Skype, le musicien et professeur de guitare basé aux Etats-Unis a pu dès 2005 "avoir des élèves dans le monde entier", jusqu'en Chine. "C'était un outil extraordinaire, bien qu'ayant ses limites. Les déconnexions étaient fréquentes, souvent trois ou quatre fois, durant une heure de cours, mais on faisait avec."
Ces avantages ont permis à Skype d'essaimer jusque dans les coins les plus reculés du globe. Dont l'Antarctique : "Les appels téléphoniques coûtaient trop cher, donc pour appeler on avait une tablette avec une seule application : Skype", explique Charlène, qui effectuait en 2020 un service civique en tant que chimiste pour l'institut polaire français à la station Dumont-d'Urville.
Une "bonne alternative à MSN"
La plateforme devient rapidement une icône de la culture web : "se faire un Skype" représente une expression courante, la sonnerie signalant un appel s'imprime dans les mémoires. Elle apparaît dans plusieurs films. Skype est incontournable jusqu'à la deuxième moitié des années 201, y compris chez un public déjà rompu aux nouvelles technologies : les "gamers". "On s'en servait dès 2003 pour discuter avec les membres de mon équipe sur un jeu web", se rappelle Steve, pour qui "Skype était une bonne alternative à MSN pour les appels, sans les 'wizz' désagréables !"
"Dès qu'on rentrait du collège, on se branchait et on discutait avec les autres gens connectés", raconte Gauthier, qui l'utilisait presque tous les jours à partir de 2012 pour des parties de jeux vidéo, de Minecraft à Call of Duty, en passant par League of Legends, Counter Strike... La plateforme permet aussi de tisser de nouveaux liens. "On se rencontre en ligne en discutant du jeu vidéo, puis d'autres choses. Et peu à peu, des liens se tissent, on devient potes", décrit Steve. Des amitiés d'abord virtuelles, mais qui peuvent évoluer vers le monde physique.
"On a organisé des rassemblements interguildes, des gens venaient de Lyon, de Tours, de Suisse, j'étais de La Rochelle… J'ai même rencontré ma compagne de l'époque comme ça."
Steveà franceinfo
Skype a en effet rendu possibles de nombreuses histoires d'amour. Comme celle de Sarah, qui a rencontré son compagnon australien lors d'un Erasmus aux Pays-Bas en 2013. "A la fin de l'année, on est repartis chacun dans sa famille, mais on a commencé à s'appeler. D'abord à l'occasion, puis tous les dimanches, avec deux heures de discussions, de fous rires, de : 'Tu me manques' et 'J'aimerais être avec toi'. Les classiques de la relation à distance ! La relation s'est vraiment développée sur le long terme grâce à Skype. Juste avec des lettres d'amour, ça aurait été courageux ! On se serait sans doute juste dit 'goodbye' en partant. Skype m'a apporté mon couple."
Le couple a tenu deux ans à distance, avant que la jeune femme ne rejoigne son compagnon en Australie en 2016. Les appels vidéo n'ont pas cessé, d'abord pour garder contact avec sa famille, puis pour un événement particulier : "On s'est mariés en plein Covid, donc nos amis étaient confinés et ma famille n'a pas pu venir en Australie. Finalement, tout le monde a pu assister à la cérémonie… Grâce à Zoom", alors nouveau venu sur le marché de la visio.
Le pionnier devient une antiquité
Un signe des temps. Malgré son statut de plateforme culte, Skype connaît dans les années 2010 des interférences. Les réseaux sociaux et messageries comme Facebook, Instagram, WhatsApp ou WeChat intègrent progressivement des fonctions d'appels audio et vidéo. Dans le même temps, on assiste à la démocratisation et l'amélioration des smartphones, des forfaits mobiles internationaux et internet abordables.
Face à cela, "Skype faisait office de dinosaure", estime Gauthier. Pour beaucoup, le responsable est tout trouvé : Microsoft, qui a racheté le service à un groupe d'investisseurs en 2011. "Ils ont acquis un logiciel pensé pour le grand public et ont voulu en faire une plateforme pour entreprises", déplore Sarah. Le problème est aggravé en 2017 par Microsoft lui-même, qui lance Teams, son propre produit pensé pour occuper le même créneau.
Le géant de la tech favorise son bébé, et le doyen des appels en ligne est tour à tour délaissé ou malmené. "Les nouveaux designs de Skype n'ont fait qu'empirer l'ergonomie, il fallait trois clics pour faire ce qui était possible en un seul avant", juge Steve. L'obligation d'avoir un compte Microsoft pour utiliser Skype a encore alourdi le processus, certaines fonctionnalités avaient des années de retard, et la modération était largement insuffisante.
"On était constamment ajouté à des groupes de spam pour des arnaques aux cryptomonnaies, ou des bots pornographiques. On pouvait passer en privé dans l'annuaire, mais ça devenait plus compliqué de s'ajouter les uns les autres."
Steveà franceinfo
Début 2020, la crise du Covid-19 et ses rituels confinés, entre "apéros visio" et télétravail, offrent un ultime écho à Skype. L'entreprise gagne 70% d'utilisateurs quotidiens actifs par mois, pour un total s'élevant à 40 millions, rapporte alors Microsoft. Mais ce sont surtout les concurrents Zoom, Google Meet ou Microsoft Teams attirent les appels professionnels. Les gamers comme Gauthier ont de leur côté déjà migré petit à petit vers Discord, et les familles vers WhatsApp. Skype reprend par la suite son inexorable déclin, passant à 36 millions d'utilisateurs en 2023, d'après un porte-parole cité par le média américain CNBC.
Il reste les souvenirs
Ces derniers irréductibles font tout pour préparer l'après. Sur la plateforme Reddit, la page r/Skype bourdonne justement d'internautes qui comparent les meilleurs remplaçants pour transférer son numéro de téléphone Skype. Leurs témoignages montrent comment la décision de Microsoft affecte leur vie. Ici, une personne tétraplégique utilise le service pour ses appels professionnels avec un système de détection des mouvements très particulier, et n'est pas sûre de pouvoir le reproduire sur d'autres plateformes. Là, un résident en Chine regrette déjà "le moyen le plus facile" de discuter avec des personnes hors de son pays sans VPN. Là encore, une personne s'est servie d'un numéro Skype pour créer des comptes en banque aux Etats-Unis et s'inquiète de sa disparition.
"La grand-mère de mon compagnon s'en sert encore tous les jours pour communiquer avec des amies en Australie ou qui vivent à l'étranger", raconte pour sa part Sarah. "Mon mari lui avait tout configuré sur la télévision, elle avait l'habitude."
"Elle a 85 ans, ça va être compliqué de lui apprendre un autre logiciel. Surtout à distance."
Sarahà franceinfo
Les plus nostalgiques voudront sans doute garder une dernière trace de cette époque révolue, en téléchargeant les archives de leurs messages. Microsoft détaille la procédure sur son site. Steve hésite encore à le faire : "D'un côté, je me dis oui, mais si c'est pour garder ça sur un disque dur sans rien regarder pendant vingt ans… J'avais fait la même chose avec MSN sans y toucher. Ce que j'ai en tête me suffit largement." Les appels passent, les souvenirs restent.
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