"Ce sont des représailles politiques" : en Ukraine, la déchéance de nationalité du maire d'Odessa fait craindre un coup de force de l'administration Zelensky
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Gennadi Troukhanov est accusé d'avoir conservé un passeport russe, ce qui est interdit par la loi. Mais les oppositions interprètent cette séquence comme une pression du pouvoir central sur les territoires.
L'affaire fait des vagues dans toute l'Ukraine, bien au-delà du littoral de la mer Noire. Voilà que le maire de la belle Odessa, populeuse cité portuaire d'un million d'habitants, a été déchu de sa nationalité ukrainienne et démis de ses fonctions. Cette grave sanction à été rendue publique par les services de renseignement (SBU), dans un message publié mardi 15 octobre. Ils accusent Gennadi Troukhanov d'avoir conservé la double nationalité russe, ce qui est interdit par la loi. Pour appuyer son propos, le renseignement ukrainien a produit la copie d'un passeport international russe au nom de l'élu (émis en 2015 et valide jusqu'en décembre), et d'un numéro fiscal russe nominatif.
Le SBU concède toutefois que les représentants du maire avaient demandé et obtenu en 2017 l'annulation d'un passeport intérieur russe (l'équivalent de la carte d'identité). Mais cela n'a pas suffi à disculper l'élu et la déchéance de nationalité a été approuvé par Volodymyr Zelensky, qui a signé un décret présidentiel. Le soir-même de l'annonce, quelque 150 personnes se sont rassemblées devant le conseil municipal d'Odessa pour blâmer Gennadi Troukhanov, à l'appel d'une association visant à restaurer l'identité ukrainienne de la ville. La veille, déjà, une pétition réclamant la déchéance de nationalité était déjà apparue sur le site de la présidence, où elle avait rassemblé 25 000 signatures.
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Gennadi Troukhanov, maire d'Odessa depuis dix ans, est une figure locale bien connue dans le pays. Il a notamment fait partie du Parti des régions, un temps dirigé par l'ancien président déchu Viktor Ianoukovitch, aujourd'hui interdit dans le pays. Après l'invasion russe, il a fustigé publiquement Moscou et soutenu l'armée ukrainienne, sans adresser la moindre critique au président Zelensky. Le maire avait toutefois émis des réserves sur le mouvement de "dérussification" en cours dans sa ville : la statue de Catherine La Grande, vue par certains habitants comme un reliquat de l'impérialisme russe, a été déboulonnée et de nombreuses rues ont été renommées depuis 2022.
"Toutes les spéculations sur ma prétendue nationalité russe sont dues au fait que les citoyens de l'ancienne Union soviétique ont automatiquement acquis la nationalité de la Fédération de Russie dans certaines circonstances."
Gennadi Troukhanov, ex-maire d'Odessadans un message vidéo aux habitants de la ville
Cette déchéance très soudaine a surpris jusque dans son entourage. "Nous avons appris la nouvelle par la presse, comme tout le monde, et la première réaction a été un choc", raconte à franceinfo Oleg Etnarovych, secrétaire de la majorité au conseil municipal. "L'accusation de citoyenneté russe est totalement absurde", réagit-il. "Plusieurs enquêtes menées par les services de sécurité ukrainiens et d'autres forces de l'ordre", ces dernières années, "ont déjà prouvé l'innocence de Gennady Leonidovych [Troukhanov]. Je n'ai donc aucun doute sur le caractère politique de cette accusation".
Un document douteux en guise de preuve
Gennadi Troukhanov est la cible d'accusations de ce type, depuis toutes ces années. "Je n'ai jamais reçu de passeport de citoyen russe. Je suis citoyen ukrainien", a-t-il une nouvelle fois assuré mercredi dans un message vidéo adressé à ses administrés. Le responsable a expliqué qu'il continuerait "à exercer les fonctions de maire élu" tant que possible et annoncé son intention de déposer des recours devant la Cour suprême et la Cour européenne des droits de l'homme. Il a ensuite accusé le SBU d'avoir produit de faux documents pour le mettre en cause. Une thèse est tout à fait probable, selon l'enquête publiée par The Insider.
Ce média indépendant russe est parvenu à faire parler les bases de données administratives et à identifier deux passeports émis au nom du responsable odessite : le premier en 2003 et le second en 2011, en remplacement du précédent, égaré. Le numéro du passeport qui figure dans le message du SBU, lui, renvoie à un titre délivré en 2010 à une certaine Tatiana. Par ailleurs, Gennadi Troukahnov ne s'est pas rendu en Russie depuis au moins 2014, selon les données relatives aux passages frontaliers. Moscou se penchait d'ailleurs sur "son implication" présumée dans les événements de 2013 et 2014.
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Ces accusations ne sont pas passées inaperçues, y compris en Ukraine. "Si [Gennady] Troukhanov avait réellement un passeport russe, les services de sécurité ukrainiens l’auraient su depuis des années", estime auprès de franceinfo Oleksiï Potapsky, l'un des dix conseillers municipaux du parti Solidarité européenne, pourtant en désaccord avec le maire. "Déchoir quelqu'un de sa citoyenneté sur la base de fausses captures d'écran est un acte d'autocratie, dénonce-t-il. Nous considérons cela comme des représailles politiques, et non comme une forme de justice. Les plaintes légitimes contre un maire doivent être traitées par les tribunaux ou les forces de l'ordre."
Une administration militaire dans la ville
Au lendemain de l'annonce du SBU, un décret présidentiel a porté création d'une administration militaire de la ville d'Odessa. Cette nouvelle autorité a été confiée à Serhiï Lyssak, ancien gouverneur militaire de la région de Dnipropetrovsk. Et jeudi matin, le secrétaire du conseil municipal, Ihor Kaval, a été nommé maire par intérim, sans même attendre d'éventuelles procédures en appel. Quelque heures plus tard, le nouvel homme fort de la ville était présenté au conseil municipal, en présence de Viktor Mykyta, chef de cabinet adjoint de Volodymyr Zelensky.
"La sécurité du Sud et la stabilité de l'Etat tout entier dépendent de la stabilité d'Odessa, a justifié le vice-Premier ministre, Oleksiï Kouleba, également du déplacement. La création d'une administration militaire à Odessa constitue une étape importante vers la protection et la stabilité du pays en temps de guerre." Le responsable n'est pas venu les mains vides, puisqu'il a annoncé que l'Etat allait débloquer 100 millions de hryvnias supplémentaires (près de 5 millions d'euros) pour des réparations sur les infrastructures de la ville.
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Sur un terrain plus local, Serhiï Lyssak a également ciblé en creux l'ancien maire, en promettant de tout faire pour éviter de nouvelles inondations meurtrières, après la mort récente de neuf personnes dans les intempéries. Tout comme le gouverneur militaire régional Oleg Kiper, il a également ouvert la porte au démantèlement du buste de l'écrivain Alexandre Pouchkine, auquel Gennady Troukhanov est opposé de longue date.
Des inquiétudes pour l'autonomie locale
La concomitance entre la déchéance de nationalité du maire et la présentation d'un administrateur militaire est largement commentée en Ukraine, où les tensions sont fréquentes entre l'administration présidentielle et les pouvoirs locaux. Depuis l'entrée en vigueur de la loi martiale, de nombreuses administrations régionales ou locales ont supplanté – près de la ligne de front – ou concurrencé – comme à Kiev – les administrations civiles. Les relations sont glaciales entre le maire de la capitale, Vitali Klitschko, et le président ukrainien. Et en 2023, le maire de Tchernihiv avait déjà été éconduit.
Ainsi, rien n'imposait la mise en place d'une administration militaire, selon Oleg Etnarovych. "Tous les programmes sociaux sont opérationnels, y compris les efforts de reconstruction après les attaques de missiles et de drones, et une aide importante est fournie à l'armée", assure ce proche du maire déchu. Avec 3,14 milliards de hryvnias (64,7 millions d'euros), Odessa est la troisième ville derrière Kiev et Dnipro pour les fonds municipaux alloués aux besoins de défense, rappelle-t-il. Dès lors, comment expliquer la situation actuelle ? "Le maire a toujours défendu la prérogative des collectivités locales sur les questions économiques, comme prévu par la réforme de 2015 sur la décentralisation. Sa destitution envoie donc un signal clair : 'On ne peut pas contester le gouvernement central'."
En dehors du camp de Gennadi Troukhanov, peu de responsables vont jusqu'à soutenir directement l'ancien maire. Son nom a parfois été cité dans des affaires de corruption, sans qu'il n'ait jamais fait l'objet de poursuites jusqu'ici. Mais "sa destitution est un signal négatif pour la ville et son secteur économique", reprend Oleksiï Potapsky. Toutes les personnes à qui j'ai parlé sont choquées : cela montre que n'importe qui pourrait être pris pour cible." Ihor Kaval, nouveau maire par intérim, n'a "pas assez de poids politique pour contrôler le conseil municipal. Et avec l'administration militaire en place, il sera réduit à un simple rôle symbolique", poursuit-il. Cette séquence envoie donc "un signal inquiétant aux autres villes".
"Il s'agit d'un mépris flagrant pour l'opposition et les autorités locales. La décision prise par le président Zelensky a effectivement bafoué l'autonomie locale."
Oleksiï Potapsky, conseiller municipal d'Odessaà franceinfo
De nombreux observateurs mettent en garde contre une potentielle dérive. A terme, "le conseil municipal (...) deviendra rapidement une entité fantoche", écrit le chroniqueur judiciaire du journal local Doumska. Serhiï Lyssak "est un homme d'action, un dur à cuire, comme on dit. Je pense qu'il aura remis tout le monde à sa place d'ici un mois." Le célèbre journaliste anticorruption Iouri Nikolov, interrogé par la chaîne Espreso, redoute quant à lui que les déchéances de nationalité ne deviennent un outil de représailles politiques. En l'espèce, dit-il, "la loi du plus fort a triomphé de la force du droit. D'ordinaire, c'est en Russie que de telles choses se produisent." Là-bas, toutefois, il est interdit de les dénoncer.
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