Reportage "J'avais vraiment peur de me retrouver coincé dans mon pays" : à la frontière polonaise, la première échappée de jeunes Ukrainiens pour oublier la guerre

Article rédigé par Raphaël Godet - envoyé spécial en Pologne
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Marko Sobol pose devant le poste-frontière de Medyka (Pologne), après avoir passé la frontière, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Marko Sobol pose devant le poste-frontière de Medyka (Pologne), après avoir passé la frontière, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Depuis la fin août, les hommes de 18 à 22 ans peuvent légalement quitter le territoire ukrainien, quelques jours, quelques semaines, quelques mois. Avec le risque que certains ne reviennent jamais.

Après une dernière vérification, le douanier lui tend son passeport. Presque au même moment, un nouveau message s'affiche sur son portable : son opérateur lui souhaite la "bienvenue en Pologne". Il est 11h24, samedi 4 octobre, et, ça y est, Marko Sobol vient de quitter son Ukraine natale pour la toute première fois depuis trois ans. "Comment je me sens ? Soulagé. J'avais vraiment hâte. J'avais vraiment peur de me retrouver coincé", souffle-t-il, les traits tirés, en remontant à pied le poste-frontière de Medyka. Sur son dos, un sac rempli à ras bord. A l'intérieur, des vêtements pour quelques jours et des livres.

A l'échelle de sa vie, c'est un événement. Car depuis l'invasion russe, la loi martiale empêche les hommes de 18 à 60 ans de quitter le territoire ukrainien. Mais en août dernier, Volodymyr Zelensky a pris tout le monde de court en annonçant l'ouverture des frontières pour les 18-22 ans. Disposer de documents militaires à jour est la seule condition exigée pour bénéficier d'un bon de sortie. Pour le reste, aucune durée maximale de séjour n'est fixée, ni restriction géographique ou obligation de montrer un quelconque billet retour. "Je pense que c'est une bonne nouvelle et que cela aidera de nombreux jeunes Ukrainiens à maintenir des liens avec leur pays et à s'y épanouir, notamment dans le domaine de l'éducation", estime Volodymyr Zelensky.

Le timing n'est pas anodin. Peu avant cette annonce, des milliers de jeunes étaient descendus dans les rues du pays pendant plusieurs jours pour contester une loi votée par le Parlement et censée réduire l'indépendance des agences anticorruption.

Marko Sobol s'assoit devant le poste-frontière de Medyka (Pologne), après avoir passé la frontière, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Marko Sobol s'assoit devant le poste-frontière de Medyka (Pologne), après avoir passé la frontière, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Sans cet assouplissement réglementaire, Marko Sobol ne serait pas là, de l'autre côté de la frontière. L'étudiant en sciences culturelles à Lviv ne pourrait pas non plus se rendre en Italie, sa destination finale, pour participer à un atelier académique, avec ses camarades Katia, Maria et Dasha. Lorsque ses professeures ont commencé à élaborer le projet, au printemps dernier, son nom ne figurait d'ailleurs pas dans la liste. "Il voulait venir, mais on l'avait prévenu que malheureusement, on ne pourrait rien faire pour lui", se souvient Marianna Gladysh, ravie que les choses aient bougé entre-temps. "Je suis vraiment reconnaissant qu'une telle décision ait été prise", savoure Marko en rangeant ses papiers d'identité dans sa sacoche. Au même moment passent des soldats ukrainiens à peine plus vieux que lui : eux rentrent au pays pour se battre.

Discothèque et randonnée

Depuis le 26 août, date de l'entrée en vigueur des nouvelles règles, c'est donc le retour des longues étreintes aux différents postes-frontières. Les gardes se revoient en février 2022, lorsque des milliers d'Ukrainiens, Ukrainiennes surtout, fuyaient leur pays en guerre. A ceci près que les mères avec poussettes ont été en partie remplacées par des jeunes désireux de savourer cette première parenthèse de liberté.

"La Pologne ! Je n'arrive pas à y croire. Je n'y crois tout simplement pas", s'époumone Valentin, qui s'est filmé en train de traverser la frontière il y a quelques jours. Sur son compte TikTok, le jeune Ukrainien documente chacun de ses déplacements en Europe : Wroclaw, Prague, Paris, l'Espagne, l'Italie...

Un passager se renseigne sur les horaires des trains à la gare de Przemysl (Pologne), le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Un passager se renseigne sur les horaires des trains à la gare de Przemysl (Pologne), le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

D'après les chiffres obtenus par franceinfo auprès des gardes-frontières du pays, plus de 53 500 Ukrainiens de cette tranche d'âge sont entrés en Pologne au mois de septembre. C'est cinq fois plus qu'en août (10 100). Impossible à ce jour d'évaluer la part de ceux qui ne reviendront pas.

Le nombre de valises et leur taille donnent un indice sur le programme et la durée des escapades. La petite amie de Semen Fal débarque chaussures de randonnée aux pieds sur les quais de la gare de Przemysl, porte d'entrée de la Pologne depuis l'Ukraine voisine. "On a prévu d'aller marcher dans les montagnes de Zakopane", dans le sud du pays, déballe, impatient, l'Ukrainien de 22 ans, capuche sur la tête. "Moi, je suis arrivé ici il y a trois semaines déjà." Un bol d'air frais bienvenu : le jeune adulte a participé à la bataille de Marioupol, il y a trois ans. Fait prisonnier, il raconte avoir passé deux ans et quatre mois dans les geôles russes. Il a été libéré le 24 août 2024.

A 400 kilomètres de là, dans un bar de la place de la Constitution, à Varsovie, Misha enchaîne les bières devant un match de foot qu'il ne regarde même pas. Le jeune Ukrainien célèbre ses 21 ans. "En fait, c'était le 12 juillet, mais je veux encore marquer le coup, confie-t-il, attablé avec trois amis. Première fois, pour moi aussi, que je vois autre chose que ma ville et mon quartier depuis février 2022." Ce dimanche soir, la petite bande envisage ensuite de filer dans une discothèque de la capitale polonaise. L'aller-retour sera express : un bus l'attend deux jours plus tard, mardi, à 8h20, direction Vinnytsia, sur le sol ukrainien. "Quinze heures de trajet aller, 15 heures de trajet retour, calcule le mécanicien. C'est long, mais ça les vaut."

Marko Sobol, à table, avec ses amies étudiantes, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Marko Sobol, à table, avec ses amies étudiantes, le 4 octobre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Après 1 200 kilomètres de route à travers la Pologne, la République tchèque, l'Autriche et la Slovénie, Marko, lui, vient enfin de poser ses affaires à Trieste, en Italie. "Je me sens déjà un peu dépaysé", nous écrit-il, à la façon d'une carte postale. Ses mots sont accompagnés d'une photo de lui, tout sourire, sous le soleil, devant l'université de la ville. Il le promet, il sera bien de retour dans son pays, "au plus tard le 14 octobre".

"Une liberté incertaine vaut mieux qu'une prison"

Mais ces bons de sortie ne sont pas toujours bien perçus en Ukraine. Certains y voient une fleur faite à la jeunesse. D'autres craignent un exode, alors même que le pays peine à recruter des combattants. "Autoriser les 18-22 ans à partir à l'étranger, c'est se tirer une balle dans le pied. Je vous assure que désormais, tout le monde partira pour ne plus jamais revenir", alerte sur Instagram le député Roman Kostenko, du parti La Voix, également membre de la commission parlementaire pour la sécurité nationale. A ce jour, la conscription concerne les hommes de 25 ans ou plus, mais l'idée d'abaisser cette limite d'âge a déjà été évoquée en Ukraine.

C'est cette épée de Damoclès que Ladno* veut justement éviter. L'ingénieur en informatique va fuir son pays natal, pour de bon. Direction le sud de la Pologne. Echapper à la mobilisation est "la raison principale" de son départ. "Je doute que la guerre se termine bientôt. Je veux juste vivre paisiblement, sans craindre pour ma vie", témoigne celui qui a connu l'occupation russe à Boutcha, près de Kiev.

"Je vais laisser tout ce que j'ai ici derrière moi et partir vers l'inconnu. Mais même une liberté incertaine vaut mieux qu'une prison avec des roquettes et des drones qui volent au-dessus de ta tête." Il le sait, il doit faire ses valises et déménager au plus tard le 3 mars 2026. C'est-à-dire la veille de ses 23 ans. "Sinon, après cette date, je serai de nouveau bloqué."

*Le prénom a été modifié à la demande de la personne interrogée.

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