Enquête De Saint-Pétersbourg à Paris, sur la trace de la présumée "fille cachée" de Vladimir Poutine

Radio France
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Décrite comme "discrète" et "ne discutant jamais de politique" par ses camarades parisiens, Elizaveta Krivonogikh serait la fille illégitime de Vladimir Poutine. (RAPHAÊL CANNESANT / RADIO FRANCE)
Décrite comme "discrète" et "ne discutant jamais de politique" par ses camarades parisiens, Elizaveta Krivonogikh serait la fille illégitime de Vladimir Poutine. (RAPHAÊL CANNESANT / RADIO FRANCE)

Elle a passé quatre ans dans une école près des Champs-Elysées, y compris pendant la guerre en Ukraine. Elizaveta Krivonogikh est considérée, par plusieurs médias russes et ukrainiens, comme la fille illégitime du président russe.

L'histoire émerge en novembre 2024, lorsqu'une chaîne ukrainienne, 1+1, diffuse un reportage affirmant que la "troisième fille" de Poutine a vécu et étudié à Paris. "Nous avons trouvé la ville où elle a résidé ces dernières années", affirme la voix off du reportage, qui dévoile son identité : Elizaveta Krivonogikh, 21 ans, née à Saint Pétersbourg en 2003. Un nom qui ne figure pas sur l'album de famille officiel du président Poutine, père de deux filles, Katerina et Maria, nées en 1985 et 1986 de son premier mariage.

D'après la télévision ukrainienne, la jeune femme a suivi des cours à l'ICART, une école qui forme aux métiers de l'art et de la culture dans le 8e arrondissement de Paris, à deux pas des Champs-Elysées. Contactés par la cellule investigation de Radio France, plusieurs étudiants ont confirmé la présence de cette jeune femme au sein de l'école, évoquant une élève "discrète", sans garde du corps, ne "discutant jamais de politique" et "encore moins de l'identité de son père". Une source proche de l'établissement confirme également son inscription entre 2020 et 2024, jusqu'à l'obtention de son diplôme (validé en quatre ans au lieu de trois) en juillet dernier. Depuis cette date, nul ne sait où se trouve Elizaveta Krivonogikh, contrastant ainsi avec ses multiples apparitions jusque-là sur les réseaux sociaux.

Voyages, mode et réseaux sociaux

La jeune femme a fréquenté le milieu doré et branché de Moscou, Saint-Pétersbourg et Paris. Active sous le pseudonyme de Luiza Rozova sur Instagram, elle affichait son goût pour le luxe, la mode et les voyages, répondant même à des interviews. "Je vis dans mon monde artistique, dans ma bulle", confiait-elle dans une interview sur le réseau social russe Clubhouse en 2021.

Sur ses réseaux, on la voit visiter le Louvre, fréquenter des lieux tendance à Moscou, comme le Rovesnik Bar, où elle a été DJ le temps d'une soirée ; un lieu prisé de la jeunesse progressiste russe. Elle lance même sa propre marque de mode (123th) et dirige aussi son premier défilé à Saint-Pétersbourg.

Montage de posts Instagram publié par Luiza Rozova. (DR)
Montage de posts Instagram publié par Luiza Rozova. (DR)

Mais d'où tient-elle cette notoriété ? Du fait qu'elle est considérée par beaucoup comme la fille cachée de Vladimir Poutine, après l'enquête d'un média russe d'investigation, Proekt, publiée en novembre 2020. Les journalistes de ce site s'intéressent également à sa mère, "l'intrigante businesswoman Svetlana Krivonogikh", l'une des femmes les plus riches de Russie et dont la fortune a explosé au moment où elle donnait justement naissance à sa fille, Elizaveta, il y a 20 ans.

En découvrant des photos d'Elizaveta Krivonogikh sur les réseaux sociaux de la mère, les journalistes russes sont frappés par sa ressemblance avec le maître du Kremlin et commandent alors une expertise à une université anglaise spécialisée dans la reconnaissance faciale. Conclusion : un lien de parenté probable. Le média russe Proekt dit aussi s'être procuré le certificat de naissance d'Elizaveta, où ne figure pas le nom du père. Mais le deuxième prénom indique "Vladimirovna", ce qui signifie : "la fille de Vladimir" en russe.

Capture d’écran du reportage de 1+1 montrant la ressemblance entre Vladimir Poutine jeune et Elizaveta Krivonogikh. (DR)
Capture d’écran du reportage de 1+1 montrant la ressemblance entre Vladimir Poutine jeune et Elizaveta Krivonogikh. (DR)

Les journalistes prouvent également que la mère a voyagé a au moins une reprise sur le même avion que Vladimir Poutine au début des années 2000 et d'autres fois avec plusieurs de ses proches vers Moscou. Comment cette simple femme de ménage résidente d'un HLM à Saint Pétersbourg a-t-elle croisé la route du futur président russe ? Impossible à savoir selon Proekt mais leur liaison supposée aurait commencé quand Poutine travaillait encore à la mairie de Saint-Pétersbourg à la fin des années 90.

De troublants messages anti-guerres

Depuis que son existence a été révélé, Elizaveta Krivonogikh entretient elle-même le mystère autour de l'identité de son père. Interrogée sur le sujet en 2021 par le journaliste russe Denis Kataev (aujourd'hui réfugié en France), elle a refusé de dire si elle avait déjà rencontré Vladimir Poutine, mais sans démentir non plus formellement de lien familial. Une autre fois, un internaute lui demande sur Instagram de s'habiller en vert "si [elle est] la fille du président", et sur la photo suivante, elle apparait tout en vert...

L'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022 fait voler en éclats cette vie publique bien réglée. Prise à partie et insultée dans des commentaires comme étant "la fille du dictateur", elle ferme tous ses comptes et rompt la plupart de ses contacts. Un épisode étonnant a lieu cependant juste avant ce silence radio. Sur un profil Instagram à son nom qui publiait des photos d'elle depuis plusieurs mois, trois messages sont postés qui prennent position contre la guerre. Le dernier, publié le 8 avril 2022, est le plus ardent : "Je compatis avec le peuple ukrainien. Je condamne les actions de l'armée russe et le génocide en Ukraine. Non à la guerre."

La fille d'un président peut-elle écrire cela ? Non, estime la journaliste ukrainienne Valeriia Kovalinska, autrice du reportage de la chaîne 1+1, qui précise que le texte a été posté par un compte dont le nom est légèrement différent du profil authentifié de "Luiza Rozova" (luizaroz_ avec un tiret sur le "vrai" compte, luizaroz__ avec deux tirets sur l'autre profil). La jeune femme avait-elle plusieurs comptes ? Est-ce un faux message ? Difficile à dire. Toujours est-il que ces messages anti-guerre font mouche et suscitent des centaines de remerciements de la part d'internautes, convaincus de s'adresser à la fille de Poutine.

Cyberattaque et vol de données

Comment la chaîne ukrainienne 1+1 a-t-elle réussi à retrouver la trace d'Elizaveta Krivonogikh ? "Grâce à une source anonyme qui nous a indiqué qu'elle étudiait à Paris", répond Valeriia Kovalinska, qui a également découvert que la jeune femme vivait sous une fausse identité.

En 2023, le principal système de réservation des compagnies aériennes russes, Sirena Travel, est victime d'une cyberattaque et d'un vol de ses données. Dans les fichiers, la journaliste retrouve une certaine Elizaveta Olegovna Rudnova avec la même date de naissance qu'Elizaveta Krivonogikh. "Olegovna Rudnova signifie la fille d'Oleg Rudnov en russe", précise la journaliste ukrainienne "et cet homme a été un très proche de Poutine jusqu'à sa mort en 2015". Or c'est avec cette fausse identité que la jeune femme était inscrite à l'ICART à Paris, d'après un document que nous avons pu consulter.

La jeune femme est en tout cas libre de voyager car elle ne figure pas sur la liste des personnes sanctionnées par les pays occidentaux, contrairement à sa mère, Svetlana Krivonogikh, visée par le Royaume-Uni et le Canada depuis 2023.

Svetlana Krivonogikh. La mère d’Elizaveta aurait eu une relation avec Vladimir Poutine au début des années 2000. (DR)
Svetlana Krivonogikh. La mère d’Elizaveta aurait eu une relation avec Vladimir Poutine au début des années 2000. (DR)

Cette dernière est sanctionnée car elle est actionnaire de la Banque Rossiya, "la banque personnelle des hauts responsables de la Fédération russe", d'après le département du Trésor américain. Elle peut en revanche toujours voyager dans l'Union européenne et aux Etats-Unis, où elle ne figure pas sur la liste des sanctions, ainsi qu'à Monaco où elle a fait l'acquisition en 2003 d'un appartement acheté 3,6 millions d'euros.

Ce bien, dont l'existence avait été révélée par l'enquête des Pandora Papers en 2021, n'est donc pas sous le coup d'une mesure de gel. Interrogé par la cellule investigation de Radio France, la direction du Trésor monégasque a répondu par mail que "La Principauté reprend les listes de sanctions de l'ONU, de l'UE et de la France. Madame Svetlana Krivonogikh n'étant pas listée par les organisations et pays susmentionnés, elle n'est pas mentionnée sur la liste nationale de gel des fonds en Principauté de Monaco." La cellule investigation a également appris que la société qui détenait cet appartement monégasque a été dissoute en 2023. Le logement était détenu par une structure (Brockville Development Limited) basée dans les Îles Vierges Britanniques.

La fortune totale de Svetlana Krivonogikh est estimée par le média russe d'investigation Proekt à près de 100 millions d'euros et comprend de nombreux appartements, maisons mais aussi une station de ski et un yacht de 40 mètres, l'Aldoga, acheté 9 millions de dollars en Italie en 2009. Ce bateau apparaît d'ailleurs dans une autre enquête menée par l'OCCRP en juin 2022 sur les actifs dissimulés du pouvoir russe. Et ce yacht est utilisé par la nouvelle famille de Vladimir Poutine d'après le média russe d'investigation Dossier Centre (financé par l'opposant en exil Mikhaïl Khodorkovski). Dans une enquête publiée en septembre 2024, ce site révélait l'existence de deux fils cachés du président russe, Ivan (10 ans) et Vladimir Jr (6 ans), nés de son union secrète avec l'ancienne gymnaste et championne olympique Alina Kabaeva.

Interrogé en 2020 par une chaîne de télévision russe sur la réalité du lien entre Vladimir Poutine et Svetlana Krivonogikh, le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov avait dénoncé des informations "bidons", "une affaire extravagante et tirée par les cheveux". Depuis, Proekt a été interdit en Russie et ses journalistes déclarés "agents de l’étranger". Ils travaillent aujourd’hui en exil, tout comme les journalistes de Dossier Centre.


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