Guerre en Ukraine : comment Vladimir Poutine instrumentalise la victoire sur l'Allemagne nazie
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En Russie, le pouvoir verrouille la mémoire de la Seconde Guerre mondiale au nom d'un patriotisme d'Etat façonné pour légitimer l'autorité du Kremlin et justifier les conflits contemporains.
Chaque 9 mai, la Russie célèbre le "Jour de la victoire" dans une mise en scène militaire : des colonnes de blindés traversent la place Rouge, des chants patriotiques résonnent entre les murs du Kremlin, des vétérans décorés saluent les troupes. Officiellement, il s'agit de rendre hommage aux soldats de l'Armée rouge qui ont libéré l'Allemagne nazie. En réalité, cette commémoration sert désormais d'outil politique au Kremlin, explique Carole Grimaud, spécialiste de la géopolitique russe et experte à l'Observatoire géostratégique de Genève.
Depuis son arrivée au pouvoir, le président russe, Vladimir Poutine, a ainsi fait de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, surnommée "Grande guerre patriotique" dans le pays, un pilier de son idéologie. "C'est le fondement du récit national russe. Le 9 mai est l'élément central d'une mémoire collective totalement instrumentalisée par le pouvoir", explique l'experte.
Cette date est également l'occasion, pour le pouvoir russe, de réaffirmer sa version de l'histoire : celle d'une guerre contre le nazisme qui se poursuivrait aujourd'hui, non plus à Berlin, mais sur le front ukrainien. Une rhétorique rejetée avec fermeté par Kiev. "Ces gens ne sont pas les libérateurs de l'Europe, ce sont des occupants et des criminels de guerre", a ainsi fustigé le ministère des Affaires étrangères ukrainien mardi 6 mai, rapporte l'AFP.
Une mémoire "privatisée par le pouvoir"
Depuis l'annexion de la Crimée en 2014, le Kremlin s'emploie à dresser un parallèle entre le combat contre l'Allemagne nazie et la guerre actuelle en Ukraine. "Il s'agit de montrer que la Russie mène toujours le même combat : contre le mal, contre le nazisme, contre l'Occident", décrypte Carole Grimaud.
Sarah Gruszka, historienne spécialiste de l'URSS à l'époque stalinienne et de la Seconde Guerre mondiale, parle de son côté d'une "manipulation politique de l'histoire visant à légitimer une guerre d'agression". Les soldats russes engagés en Ukraine sont présentés comme les héritiers des héros de Stalingrad. Les opposants sont des traîtres, des collaborateurs, des "ennemis de la patrie". Pour l'experte, "la mémoire de la Seconde Guerre mondiale a été privatisée par le pouvoir". En d'autres termes, le Kremlin utilise le conflit pour imposer et faire accepter la guerre en Ukraine, comme si la Russie menait encore une lutte contre le nazisme et allait forcément gagner. "Le régime s'est emparé de la mémoire populaire pour en faire un outil idéologique, un pilier du nationalisme officiel", résume Sarah Gruszka.
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Symbole de cette dérive : le "régiment immortel", cette célébration populaire au cours de laquelle les Russes défilent dans les rues avec l'image de l'un de leurs aïeux mort lors de la Seconde Guerre mondiale. Né en Sibérie en 2011 comme un hommage citoyen aux combattants, ce cortège de portraits s'est imposé dans tout le pays. Mais dès 2015, le Kremlin en prend le contrôle, explique Sarah Gruszka. "Le régime a compris qu'il pouvait le récupérer pour le faire entrer dans son récit héroïque et nationaliste", souligne la spécialiste de l'URSS. "A partir de 2022, l'Etat a notamment demandé aux citoyens de défiler avec les portraits des soldats tués en Ukraine, aux côtés de ceux de la Seconde Guerre mondiale". Une forme de glissement symbolique qui établit une continuité directe entre les morts de 1945 et ceux de Marioupol ou de Bakhmout. "Cela permet d'ancrer la guerre actuelle dans un récit héroïque déjà légitimé", résume la chercheuse, évoquant un instrument de propagande.
Une politique fondée sur la fierté et le sacrifice
Dans les discours officiels russes, qui nient le pacte germano-soviétique de 1939, la guerre de 1939-1945 ne commence qu'en juin 1941, avec l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie et ses alliés. Un communiqué du Kremlin, publié le 6 mai et consulté par l'AFP, a notamment condamné les "tentatives de révision" de l'histoire, imputées une fois encore aux pays occidentaux.
Pour Philippe Migault, directeur du Centre européen d'analyses stratégiques et spécialiste de la Russie, le Kremlin cherche ainsi à rallier l'opinion autour d'un sentiment de fierté lié à la victoire contre l'Allemagne nazie de 1945. "Le but est de cimenter une identité collective face à un monde présenté comme hostile. L'Occident devient le nouveau 'nazisme' contre lequel il faut lutter", résume l'historien. La Russie est alors l'héritière d'un peuple qui a souffert, qui a vaincu, qui a sauvé l'Europe et le pouvoir en tire sa légitimité. "L'URSS a perdu 27 millions de personnes pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui reste gravé dans la mémoire collective russe", rappelle le chercheur. Pour lui, ce traumatisme fondateur nourrit ainsi une fierté et un sens du devoir, que le Kremlin exploite pour ériger les anciens combattants en modèles et la jeunesse en héritiers d'un sacrifice glorieux. "La mémoire est utilisée comme un outil de légitimation du régime", résume de son côté Carole Grimaud. Quand la guerre d'Ukraine s'éternise, le pouvoir invoque 1941 ; quand l'armée recule, il convoque Stalingrad, selon l'experte.
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En 2023, une statue de Staline a été installée dans le sud de la Russie, à Volgograd, à l'occasion des commémorations de la victoire contre l'Allemagne nazie. "Cela montre à quel point le discours public a évolué, explique Sarah Gruszka. Staline est désormais vu comme un chef de guerre, et non plus comme le responsable de crimes de masse."
Cette réécriture de la mémoire s'est également organisée du côté des manuels scolaires. Depuis 2023, les livres d'histoire en Russie dénoncent l'hostilité croissante de l'Occident et font la promotion d'une vision très patriotique du passé soviétique, rapporte le Monde. "Dans les écoles, il y a aussi des nouveaux vétérans, qui sont ceux de l''opération spéciale' en Ukraine, qui vont venir faire des leçons de patriotisme", détaille Sarah Gruszka.
Un verrouillage et une interdiction de toute critique
Depuis 2014, le Kremlin a également entrepris le verrouillage de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. L'hommage aux vétérans a ainsi laissé place à une glorification systématique du rôle soviétique, à tel point que toute critique peut désormais tomber sous le coup de la justice. En mai 2014, Vladimir Poutine a notamment signé une loi qui criminalise les "fausses informations" sur le rôle de l'Union soviétique dans la Seconde Guerre mondiale, rapporte l'experte de la Russie Anna Borshchevskaya dans une étude. En juillet 2021, une législation a également interdit de comparer le rôle de l'URSS et celui de l'Allemagne nazie, rapporte l'agence de presse russe Tass.
Cette stratégie mémorielle s'est aussi traduite par la répression des voix indépendantes, comme en témoigne la dissolution de l'ONG Memorial. Lauréate du prix Nobel de la paix 2022, l'organisation œuvrait à la mémoire des répressions staliniennes et du passé soviétique.
"On a vu, ces dernières années, une volonté très claire de figer la mémoire dans un récit unique, héroïque, patriotique."
Sarah Gruszka, historienne, spécialiste de l'URSSà Franceinfo
Difficile néanmoins d'évaluer la façon dont cette politique mémorielle est perçue par la population, rappellent les experts interrogés par franceinfo. "Il y a une part de la population qui adhère totalement au récit officiel, portée par une fierté sincère et une nostalgie de la grandeur soviétique", note Sarah Gruszka, qui s'est régulièrement entretenue avec des Russes dans le cadre de ses travaux de recherche. Elle rappelle cependant que, "dans un pays où contester le discours dominant est devenu dangereux, il est impossible de prendre réellement la mesure du niveau d'adhésion".
De son côté, Philippe Migault insiste sur le caractère mobilisateur et identitaire de ce récit pour une grande partie des Russes : "Le sentiment d'avoir sauvé l'Europe du nazisme est profondément ancré. Ce récit permet de souder une population autour d'un mythe héroïque, et cela fonctionne d'autant plus en temps de guerre." Mais Carole Grimaud souligne aussi l'effet d'usure et de lassitude, surtout dans les grandes villes. "Dans certaines couches de la société, on sent un décalage grandissant entre la propagande omniprésente et la réalité quotidienne : les sanctions, la précarité, les morts au front", explique-t-elle, évoquant une "peur réelle de la population qui commence très tôt, dès l'école." Pour Sarah Gruszka, le Kremlin a "verrouillé l'espace public à un tel point que le silence est devenu la norme".
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