Applications dédiées, "bots"... La musique générée par l'intelligence artificielle, un phénomène en pleine expansion

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle s’infiltre dans les studios, compose des mélodies, recrée des voix de chanteurs disparus et sème le doute. Où s’arrête la machine, où commence l’artiste ? Quels sont les enjeux artistiques, économiques, mais aussi éthiques de cette révolution ? Faut-il y voir une nouvelle forme de créativité ou une menace pour les artistes ?

Récemment, un morceau a fait le buzz sur les réseaux sociaux où l'on pense reconnaître la voix de la chanteuse Angèle, sur le titre Saiyan de Heuss L’Enfoiré et Gazo. Sauf qu'il ne s'agit pas de la chanteuse belge, mais d'une version créée par le musicien Lnkhey à partir d’une intelligence artificielle. Pour créer cette reprise, le producteur a dans un premier temps interprété lui-même le titre, puis il a modifié sa voix grâce à l'IA pour reprendre celle de la chanteuse. Cette fausse reprise est tellement devenue virale sur les réseaux sociaux qu'elle a poussée Angèle elle-même à interpréter ce titre lors de l’un de ses concerts. 

Ce n'est pas le seul exemple : il existe désormais des tonnes de titres générés par IA. Plus de 20 000 titres 100% générés par IA arrivent chaque jour sur Deezer, soit 18% des contenus de la plateforme de streaming musical, un chiffre annoncé par la plateforme en mars dernier. Cette proportion était de seulement 10% en janvier 2025, ce qui veut dire qu’en deux mois, ce chiffre a presque doublé. Et parmi ces titres, il y a des cartons comme Nous sommes les patates, un titre entièrement généré à l’aide de l'application Suno qui permet de créer de la musique en un clic. 

"Majoritairement utilisé pour la fraude"

"Il faut savoir que le phénomène n'est pas nouveau, explique Darius Afchar, chercheur au sein de la plateforme Deezer. Il y a quelques années, on avait déjà vu un faux Drake avec un faux The Weeknd livrer leur premier album entièrement généré par l'IA. Mais ce qu'on voit depuis mi-2024 avec l'émergence de plateformes qui rendent facile la création de ces choses comme Suno, Udio, Riffusion, c'est un passage à une plus grande échelle. C'est majoritairement utilisé pour la fraude. On s'est rendus compte qu'à peu près 70% des écoutes qui sont faites sur ces contenus détectés comme générés par IA le sont par des IA, à savoir des "bots" afin d'exploiter et de capter les royalties des artistes". 

Le principal problème posé par ces musiques générées par IA, comme l'explique Darius Afchar, est bien la fraude. La plateforme Deezer a d'ailleurs mis en place un outil pour détecter ces contenus parasites.  

"Vous prenez une compagnie comme Suno, ils ne se cachent même plus d'avoir siphonné internet, c'est-à-dire de voler les données de plein d'artistes pour entraîner leurs modèles. Ensuite, sur le volet exploitation, le principal problème, c'est que c'est majoritairement utilisé pour capter des revenus."

Darius Afchar, chercheur au sein de la plateforme Deezer

à franceinfo

Il faut savoir que la voix de la personne est protégée par le droit en tant que telle. Cela suppose son autorisation mais le droit admet aussi que la liberté d’expression peut rendre possible l’imitation de la voix, par exemple pour réaliser une parodie ou une caricature. Que penser alors des systèmes d'IA qui proposent de générer des chansons "dans le style de" ? L'artiste peut-il s'y opposer ?

"Le style n’est pas protégé par le droit d’auteur, souligne Célia Zolynski qui co-dirige l'Observatoire de l'IA de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Mais cela soulève un autre problème, puisque pour générer ces contenus 'à la façon de', le système a pu être entraîné à partir de créations qui sont protégées". En Europe, les artistes devraient pouvoir s'opposer à ce que leur musique, qui est protégée, soit utilisée par ces IA. 

Malgré tout, l'intelligence artificielle n'est pas forcément un danger pour le monde musical. Elle permet aussi aux artistes d'aller plus loin dans leur processus de création. À l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (l’IRCAM), musiciens, techniciens et chercheurs travaillent ensemble pour, par exemple, recréer des voix de personnes disparues, comme celle du castrat baroque Farinelli. "Ce projet a été l'occasion de créer une voix chantée, humaine, à l'apparence naturelle, mais capable de chanter sur une tessiture qui est inatteignable pour aucun être humain existant", détaille Nicolas Obin, chercheur à l’IRCAM, qui a travaillé sur ce projet de l'artiste plasticienne Judith Deschamps.