Enquête
#ChinaTargets : comment la Chine traque ses opposants sur le sol français

Messageries piratées, familles menacées, intimidation et harcèlement... La cellule investigation de Radio France a enquêté sur les tactiques de Pékin pour museler ses opposants vivant en France. Premier volet d’une vaste enquête menée en collaboration avec plusieurs médias étrangers.

Article rédigé par Géraldine Hallot, Maxime Tellier, Cellule investigation de Radio France - ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation)
Radio France
Publié
Temps de lecture : 28min
Xi Jinping et Emmanuel Macron se saluent dans la cour de l’Elysée le 6 mai 2024 (LUDOVIC MARIN / AFP)
Xi Jinping et Emmanuel Macron se saluent dans la cour de l’Elysée le 6 mai 2024 (LUDOVIC MARIN / AFP)

Le 5 mai 2024, le président chinois Xi Jinping entame une visite d’Etat de deux jours en France, son premier déplacement en Europe depuis le Covid. Au-delà du symbole – les deux pays célèbrent les 60 ans de leurs relations diplomatiques –, les discussions doivent porter sur deux dossiers brûlants. La guerre en Ukraine d’abord : la Chine n’a jamais condamné l’invasion russe et livre des machines-outils essentielles à l’industrie russe de l’armement ; les tensions commerciales entre l’Europe et la Chine ensuite. Il est d’ailleurs prévu que Xi Jinping et Emmanuel Macron rencontrent ensemble la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. En revanche, les ingérences chinoises ne sont pas au menu des échanges entre les deux chefs d’Etat.

Il y a pourtant beaucoup à dire sur le sujet. L’enquête menée pendant dix mois par la cellule investigation de Radio France, en collaboration avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et plusieurs médias (Le Monde, El Pais, le Guardian, le Washington Post...) révèle que 105 membres de la diaspora chinoise, ouïghoure, tibétaine et hongkongaise résidant dans 23 pays ont été pris pour cible ces dernières années par les autorités chinoises pour avoir critiqué le gouvernement, en public ou en privé. À chaque fois, le schéma est le même : piratage de leurs réseaux sociaux, appels reçus de Chine pour les dissuader d’organiser des manifestations, pressions sur les familles restées au pays, voire gel de leurs comptes bancaires pour certains.

"Attaque d’un gouvernement étranger"

En France, les opérations d’ingérence chinoises ont connu un pic en amont et pendant la dernière visite de Xi Jinping. Chiang Seeta* peut en témoigner. Ce dissident de 31 ans, artiste de profession, a trouvé refuge à Paris en 2018. En Chine, il avait été arrêté à trois reprises par la police à cause de ses activités contestataires, notamment en 2011, après avoir participé à une manifestation pour la démocratie dans la foulée des printemps arabes. En 2012, il décide d’adhérer au parti démocratique chinois, un groupe politique basé aux États-Unis et interdit par Pékin, ce qui lui vaut une nouvelle arrestation. Arrivé en France, il n’abandonne pas le militantisme, au contraire. Il créé une association, le Front de la Liberté en Chine, et organise des manifestations et des évènements artistiques. Régulièrement, il remarque des tentatives d’intrusion sur ses réseaux sociaux. "Plusieurs de mes comptes sur les réseaux chinois ont été bloqués ou suspendus, raconte Chiang Seeta lorsque nous le rencontrons dans un café parisien. Sur mes comptes Gmail et Facebook, j’ai reçu une notification m'informant qu'il pourrait s’agir d’une attaque d’un gouvernement étranger."

Alerte de Google reçue par Chiang Seeta (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)
Alerte de Google reçue par Chiang Seeta (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

Jusque-là, rien qui inquiète outre mesure ce jeune homme placide aux longs cheveux noirs, lunettes fumées dissimulant son regard. Mais en avril 2024, un mois avant la visite de Xi Jinping, les tentatives d’intrusion informatique s’intensifient. "Sur mon site web personnel, des gens tentaient de se connecter en essayant plein de mots de passe. Au départ, c’était une dizaine de fois par jour, puis une centaine de fois". En parallèle, ses parents restés en Chine sont contactés par des inconnus relayant les avertissements des autorités à "six reprises" entre avril et mai 2024. "Ils ont appelé mes parents pour m’empêcher d’organiser des manifestations [lors de la visite de Xi Jinping], raconte Chiang Seeta. Ils leur ont dit : 'Nous savons que votre fils s'est livré à des activités contraires aux lois chinoises en Chine et à l'étranger. Nous pourrions fermer les yeux là-dessus. Mais cette fois, le grand leader vient en France. Donc si votre fils fait quelque chose d'embarrassant pour le grand leader, ce sera difficile à gérer pour nous'." Au bout du fil, les interlocuteurs des parents de Chiang Seeta ne se présentent pas comme des policiers mais comme des "membres de la communauté résidentielle". Autrement dit, des habitants du quartier chargés de faire passer les messages des autorités chinoises.

Alertes reçues entre mi-avril et début mai 2024 par Chiang Seeta concernant des tentatives de connexion à son site web personnel (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)
Alertes reçues entre mi-avril et début mai 2024 par Chiang Seeta concernant des tentatives de connexion à son site web personnel (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

"Vous voudriez sortir de Chine pour voir votre fils ?"

Pour Chiang Seeta, il s’agit clairement d’une menace. "Ils ont parlé à mon père de sa pension de retraite et de son assurance maladie", sous-entendant qu’ils pourraient ne pas les lui verser. "Ils lui ont dit aussi : 'Vous voudriez sortir de Chine pour rendre visite à votre fils à l'avenir ? Si vous coopérez avec nous, ça ne posera pas de problème'." Ces avertissements n’ont pas empêché Chiang Seeta de participer le 5 mai 2024 à la manifestation contre la venue de Xi Jinping qui a rassemblé place de la République à Paris des centaines de dissidents chinois, de Tibétains et de Ouïghours, deux communautés également dans le viseur de Pékin. Chiang Seeta a même prononcé un discours. "Au moment où je me dirige vers la scène, je reçois un appel de mes parents. Mais c'était étrange, car en Chine à cette heure-là, il est déjà assez tard, raconte le jeune homme. Je n’ai pas pris l’appel. Je suis monté sur l’estrade et j’ai fait mon discours. Après, j’ai vu sur mon téléphone que j’avais une dizaine d’appels en absence de mes parents." Quand Chiang Seeta rappelle sa mère après la manifestation, elle l’informe que son père a été interrogé par la police dans la nuit. "On lui a demandé de me dire de ne pas aller au rassemblement et de ne pas y prendre la parole", témoigne encore le jeune dissident, avec la désagréable impression que les autorités chinoises connaissaient ses moindres faits et gestes.

Chiang Seeta prend la parole le 5 mai 2024 place de la République à Paris pendant la manifestation contre la venue de Xi Jinping en France (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)
Chiang Seeta prend la parole le 5 mai 2024 place de la République à Paris pendant la manifestation contre la venue de Xi Jinping en France (CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

Ce sentiment d’être épié, Thupten Gyatso le connaît bien lui aussi. Ce Tibétain arrivé en France en 1998 est une figure de la diaspora. Il a longtemps présidé la communauté tibétaine de France et est député du parlement tibétain en exil. De quoi avoir le cuir épais face aux intimidations. L’an dernier, lui aussi a prononcé place de la République un discours contre la venue de Xi Jinping qui a été très relayé sur les réseaux sociaux. Ce qui manifestement n’a pas plu à Pékin. Trois jours après le départ de Xi Jinping, il reçoit des appels de plusieurs numéros chinois qui lui sont inconnus. "Je ne décroche pas, mais on me laisse des messages vocaux. En fait c’est mon frère qui m’appelait. Il me prévient qu’il est entouré 'd’amis chinois' qui lui ont prêté un téléphone. Il me dit : 'J'espère que tu ne fais pas de bêtises et que tu ne vas pas à l'encontre du gouvernement chinois'." Le quinquagénaire, pourtant habitué à ce genre d’appels en provenance de Pékin, a trouvé cela "intimidant".

"Sur Wechat on ne parle jamais de politique"

Thupten Gyatso est particulièrement prudent lorsqu’il échange avec sa famille restée au Tibet. "On se donne des nouvelles sur notre santé, on ne parle jamais d’autre chose. Je ne raconte pas ce que je fais en France", confie le député tibétain en exil. Il se méfie tout particulièrement de Wechat, le WhatsApp chinois. "Quand on appelle sur Wechat, on sait qu’il y a une troisième partie qui écoute, affirme-t-il. Je ne dis jamais rien à mon frère sur mes activités politiques, sinon il sera accusé de fomenter un complot contre le pouvoir."

Thupten Gyatso à Paris en février 2025 (MAXIME TELLIER / RADIO FRANCE)
Thupten Gyatso à Paris en février 2025 (MAXIME TELLIER / RADIO FRANCE)

Ces pressions sur les familles restées en Chine ont été théorisées par Pékin, selon des directives confidentielles datant de 2013, destinées à des agents de sécurité intérieure chinois. Le chercheur allemand Adrian Zenz se les est procurées et les a mises à la disposition de l’ICIJ. L’une des méthodes décrites dans ces directives s’intitule "Influence émotionnelle de la parenté". Elle indique que les parents et les enfants peuvent s’influencer mutuellement, et que les épouses peuvent dissuader leurs maris de se livrer à des "activités à risque". "Un travail affectueux bien fait peut toucher la personne clé", peut-on y lire. 

Face à ces ingérences chinoises, les autorités françaises ont longtemps semblé démunies. Mais depuis quelques temps, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) semble avoir pris la mesure du problème. "Les victimes et témoins de ce type d’opération doivent contacter les services de la DGSI**. Nous encourageons leur signalement, nous fait savoir le contre-espionnage français. Ces opérations ne sont pas l'apanage d’un État en particulier mais elles portent atteinte à notre souveraineté et aux droits qui sont garantis par la France aux personnes qui résident sur son territoire", explique la DGSI à la cellule investigation de Radio France. "Ces actions constituent une ingérence étrangère et, à ce titre, font l’objet d’un suivi prioritaire". La DGSI précise par ailleurs "qu’il ne doit pas exister d’extraterritorialité des lois chinoises."

"La France met des choses en place", renchérit Paul Charon, directeur du domaine Influence et Renseignement à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et coauteur en 2021 d’un rapport sur les opérations d’influence chinoises***. "Le problème, c'est que toute une partie de ces opérations ne sont pas menées de manière officielle. Il faut d’abord les détecter pour pouvoir les entraver, explique Paul Charon. Quand un membre de la diaspora reçoit des menaces sur Wechat, c'est très difficile pour une autorité étatique de mettre un terme à ce type de pression."

Des arrestations en série en marge de la visite du président chinois

Reste que l’attitude des autorités françaises face à la Chine interroge parfois. Ainsi en marge de la visite en France de Xi Jinping, plusieurs membres de la communauté tibétaine ont été arrêtés par la police sans qu’aucune infraction ne leur soit finalement reprochée. Première exemple documenté par Radio France et l’ICIJ, le cas de six militants pro-Tibet qui ont déployé une banderole le 5 mai 2024 sur le périphérique parisien, au niveau du pont de la porte de la Muette, au moment où le cortège de Xi Jinping arrivait en provenance de l’aéroport d’Orly. On pouvait y lire : "Tibet libre. Dictateur Xi Jinping, ton temps est terminé".

La police a embarqué les six militants, dont quatre Tibétains. Ils sont restés six heures en garde à vue au commissariat du 16e arrondissement sans y être interrogés, d’après la procédure pénale consultée par Radio France. Parmi eux, Topjor Tsultrim, 25 ans, résident aux États-Unis et membre de l’association Students for a Free Tibet. Joint à New York, le jeune homme se souvient avoir trouvé le temps long dans le commissariat. "Il faisait sombre. Nous sommes restés assis sur un banc en béton pendant des heures."

Interrogé sur quel motif lui et ses camarades avaient été arrêtés, Topjor Tsultrim raconte que les policiers leur ont dit "que [leur] présence sur le pont était indésirable, même s'ils ne prenaient plus de photos ou qu’ils n’affichaient plus la banderole". La procédure a finalement été classée par le parquet de Paris faute de charges suffisantes.

Topjor Tsultrim et le Dalaï Lama le 28 octobre 2024 (TENZIN CHOEJOR)
Topjor Tsultrim et le Dalaï Lama le 28 octobre 2024 (TENZIN CHOEJOR)

"Ce sont des gardes à vue pour extraire des gens de l’espace public", déplore Anne-Gabrielle Gandon, avocate de Students for a free Tibet. "C'est arbitraire. Les procédures judiciaires ensuite ne tiennent pas, estime l’avocate, qui rappelle qu’en France, il y a la liberté d’expression."

Une soirée en garde à vue pour un drapeau tibétain

Durant cette même visite de Xi Jinping, deux autres Tibétaines ont également été arrêtées. La première, Pema (prénom d’emprunt), s’est rendue sur le pont de l’Alma le 6 mai 2024 au soir, peu de temps avant le passage de Xi Jinping qui était invité à l’Elysée pour un dîner d’Etat. "Je sortais du travail, je voulais le voir passer et dire quelque chose", se souvient Pema, qui réside en France depuis plus de 10 ans, et qui a acquis la nationalité française. Sur le pont de l’Alma fermé à la circulation, un important groupe de ressortissants chinois brandissent des drapeaux chinois. Pema écrit au stylo "Free Tibet" sur son tote bag en tissu et le brandit face à eux. "Des Chinois qui étaient en face de moi m’ont pointée du doigt à un policier, raconte-t-elle. J’étais là depuis à peine deux minutes, le policier est venu vers moi et m’a demandé de partir". Pema s’éloigne de quelques pas, le policier revient vers elle. "Il me dit qu'il a reçu des ordres et que je ne peux pas rester ici. J’ai demandé si c'était à cause de mon tote bag, il me répète qu'il a reçu des ordres", poursuit Pema. L’agent lui demande alors de le suivre jusqu’à un fourgon de police stationné quelques mètres plus loin. Elle n’assistera pas au passage du convoi présidentiel chinois.

Messageries piratées, familles menacées, intimidation et harcèlement... Pékin multiplie les tactiques pour museler ses dissidents (ICIJ)
Messageries piratées, familles menacées, intimidation et harcèlement... Pékin multiplie les tactiques pour museler ses dissidents (ICIJ)

Même scénario et même punition pour Tsering (prénom d’emprunt), une femme tibétaine vivant en France depuis le milieu des années 90, titulaire d’une carte de séjour. Un peu avant 19 heures ce jour-là, elle arrive sur le pont de l’Alma. Au passage du cortège officiel, elle brandit un drapeau tibétain et un drapeau français, en criant : "Tibet Libre". "Un Chinois a traversé la rue et s’est approché de moi. Il était habillé en civil. Dans la foulée, un policier vient vers moi et me confisque mes deux drapeaux, explique Tsering. J’ai répliqué : 'Mais eux [les Chinois], ils ont le droit d'avoir leur drapeau ?' Le policier m'a répondu : 'Madame, il faut que vous partiez d'ici' et il m’a amenée vers le fourgon de police", où elle retrouve Pema, une de ces connaissances.

"Ce n’est pas l’image que j’avais de la France"

Tsering et Pema sont alors emmenés au commissariat du 17e arrondissement de Paris, où elles sont placées en garde à vue. Sur place, elles ne sont pas interrogées par les forces de l’ordre. "Les policiers nous disent de ne pas nous inquiéter, qu’ils font ça pour que l’on n'ait pas de soucis avec les Chinois", se souvient Tsering. Finalement les deux femmes ressortent libres à 22 heures. Le drapeau tibétain est confisqué. "Ils m’ont dit : 'Ça, ça reste au commissariat'," raconte encore Tsering.

Tsering et Pema sont reconvoquées par la police respectivement en juillet et septembre 2024, auditions à l’issue desquelles elles ne sont pas poursuivies. "Lors de ma convocation, l’officier de police m’a dit que j’avais participé à une manifestation non autorisée, mais j’étais toute seule avec mon drapeau !", s’étonne Tsering. Pema, elle, se dit "choquée" par ce qui s’est passé ce jour-là. "On n'a même pas le droit de dire 'Free Tibet' en France. Je ne pensais pas que j'allais être arrêtée par la police. Ce n’est pas l'image que j’avais du pays des droits de l'homme", dénonce-t-elle. Pema ne s’est "pas sentie protégée par la France. Depuis ce jour-là, confie-t-elle, je vais moins dans les manifestations et je ne suis plus dans les associations. Cet épisode m’a découragée."

Interrogée sur ces multiples placements en garde à vue en marge de la visite de Xi Jinping, la préfecture de police de Paris se borne à confirmer les arrestations. Motif invoqué : "participation à une manifestation interdite". Le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité faire de commentaires.

L'inquiétude des Ouïghours de France

Chez les Ouïghours réfugiés en France, un même sentiment de déception semble se répandre vis-à-vis de leur pays d’accueil. Eux aussi sont ciblés par Pékin. Eux aussi se sentent insuffisamment protégés par la France. Le 8 mai 2024, au lendemain du départ de Xi Jinping contre lequel elle avait pris la parole publiquement trois jours plus tôt, l’une des principales figures de la diaspora ouïghoure est victime d’une "tentative d’enlèvement" à Paris.

L’histoire de Gulbahar Jalilova, 60 ans, est connue. Entre 2017 et 2018, elle a été internée de force pendant 15 mois dans un camp au Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, là où vivent la plupart des Ouïghours, peuple turcophone de religion musulmane persécuté par Pékin, qui pointe leur “extrémisme religieux” et qu’il faudrait donc "déradicaliser". Réfugiée en France depuis 2020, Gulbahar Jalilova dénonce sans relâche les violences dont son peuple est victime. Ce 8 mai 2024 donc, elle sort faire quelques courses au marché. "Elle est prévenue par une voisine qui assiste à la scène qu’un van noir avec neuf personnes à son bord stationne en bas de chez elle, raconte son avocat Maître Jérôme Karsenti. Ces neuf personnes sont visiblement d’origine chinoise."

Avertie, la brigade anticriminalité arrive sur place et contrôle l’identité des neuf individus. Il s’avère, révèle Le Monde quelques jours plus tard, que parmi les personnes contrôlées figure le détenteur d’un passeport de service lié à l’ambassade de Chine. "Sont-ils venus la chercher, faire pression, la menacer, l’interroger ? Toujours est-il que l’un des ressortissants chinois est effectivement lié à l’ambassade de Chine, explique Jérôme Karsenti. C'est suffisamment documenté pour qu'on puisse déposer plainte." Après une première plainte déposée en mai 2024, restée sans suite, Gulbahar Jalilova et l’Institut ouïghour d’Europe (IODE) ont redéposé plainte auprès du parquet de Paris, le 10 mars 2025, cette fois-ci avec constitution de partie civile. "Nous n’avons eu aucune nouvelle du parquet depuis un an, déplore Me Karsenti. C'est un déni de justice. Nous souhaitons qu’un juge d’instruction soit désigné pour enquêter sur les faits que nous avons dénoncés". Le parquet de Paris précise à la cellule investigation de Radio France que la première plainte de mai 2024 a bien été enregistrée mais qu’il n’est pas en mesure de donner d’information quant à son devenir.

"Très certainement, on n'a pas voulu contrarier Pékin"

Une autre personnalité ouïghoure vivant en France dénonce, elle, un "harcèlement judiciaire" de la part de Pékin et de la France. Dilnur Reyhan est enseignante à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Elle est visée par une plainte de l'ambassade de Chine pour des faits remontant à septembre 2022. Lors de la Fête de l'Humanité, au Plessis-Pâté (Essonne), elle avait aspergé de peinture rouge le stand de l’ambassade de Chine pour protester contre les persécutions dont sont victimes les Ouïghours. L'ambassade de Chine avait déposé plainte, classée sans suite en juillet 2023 par le procureur d’Evry. Mais fin mars 2024, soit peu de temps avant la visite officielle de Xi Jinping en France, le procureur décide finalement de rouvrir l’affaire et de poursuivre Dilnur Reyhan pour dégradations. L'audience aura lieu à l’automne prochain. "Cette réouverture intervient en pleins préparatifs de la visite de Xi Jinping en France, note William Bourdon, l’avocat de Dilnur Reyhan. Il y a des rapprochements chronologiques qui suggèrent a minima que cette affaire a été suivie au plus niveau de l’Etat", estime l’avocat. "Très certainement on n'a pas voulu contrarier Pékin à l'approche de la visite de Xi Jinping."

Des instructions écrites de la procureure générale de Paris

Interrogé sur ce revirement et sa temporalité, Grégoire Dulin, le procureur d'Evry, n’a pas souhaité répondre. Mais d'après les informations de la cellule investigation de Radio France, la décision de poursuivre in fine l’opposante ouïghoure ne vient pas de lui. Grégoire Dulin a reçu des instructions écrites de la procureure générale de Paris, Marie-Suzanne Le Quéau, pour qu’il rouvre l’affaire. "Ce genre d’instructions écrites est rare", nous glisse une source judiciaire. Surtout dans un dossier où les dégâts sont minimes, d’après la procédure pénale que nous avons consultée : 100 euros pour remplacer le kakemono (banderole en toile) du stand de l’ambassade de Chine, 25 euros de pressing pour nettoyer le chemisier d’une ressortissante chinoise présente ce jour-là à la Fête de l'Humanité, 35 euros pour nettoyer les chaussures de l’employé de l’ambassade. C’est en tous cas le montant des dégâts déclaré par la partie chinoise. Contactée par Radio France, la procureure générale de Paris confirme avoir donné pour instruction de poursuivre Dilnur Reyhan. "Après un examen attentif de la procédure, le parquet général a estimé que l’infraction de 'dégradation aggravée' était caractérisée". Ce genre d'instructions "est une procédure assez courante", se défend la Cour d’appel.

Dilnur Reyhan attend son procès avec angoisse. "Je suis française depuis dix ans maintenant. J’étais extrêmement honorée et heureuse d'avoir enfin une patrie, nous confie-t-elle. Je n'aurais jamais imaginé que dans le pays des droits de l’homme, je sois harcelée par la justice pour avoir exprimé symboliquement mon désaccord avec un État totalitaire honoré à la fête de l'Humanité".

Pour maître William Bourdon, cette affaire est un "exemple caricatural de répression transnationale". "Pékin envoie ce message aux dissidents : 'Nous sommes capables d'exporter, en utilisant l'État de droit que par ailleurs on méprise, toutes les méthodes possibles pour vous suivre, vous intimider, vous bâillonner, voire vous persécuter, y compris en instrumentalisant la justice française'."

"Nous ne commenterons pas ces affaires particulières", réagit une source diplomatique française, tout en mettant en garde la Chine : "Nous attendons de tous nos partenaires le plein respect du droit français sur le territoire national. Les autorités chinoises connaissent notre position. La France met tout en œuvre pour empêcher les ingérences étrangères."

L'asymétrie entre ces petites communautés et la puissante Chine en tous cas interpelle : pourquoi Pékin cherche-t-il à intimider les Ouïghours de France (un millier de personnes), les Tibétains (entre 8 000 et 10 000 personnes sur le sol français) et les dissidents chinois, qui sont une minorité parmi les ressortissants chinois vivant dans notre pays ? "Le Parti communiste chinois tient absolument à garder son pouvoir par tous les moyens possibles. Donc il faut qu’il n'y ait aucune opposition", analyse la sinologue Marie Holzman, présidente de l’association Solidarité avec la Chine, créée en 1989 après le massacre de Tiananmen.

"Le parti communiste sous Xi Jinping a hautement conscience de la menace représentée par toutes ces voix dissidentes, abonde Paul Charon, de l'IRSEM. Il a peur tout simplement de perdre le pouvoir. Le modèle à ne pas suivre, c'est celui de l'URSS [où l'ouverture progressive a précipité la chute du régime]. D'où le virage sécuritaire entamé par Xi Jinping à son arrivée au pouvoir en 2012 et la fin de la relative ouverture constatée sous son prédécesseur Hu Jintao."

L’ambassade de Chine en France n'a pas répondu aux nombreuses questions que nous lui avons posées. Dans un message écrit, elle fait savoir qu’elle "s'oppose à cette prétendue enquête et à la diffusion de celle-ci".

* Chiang Seeta est son nom d’artiste. Son vrai nom est Jiang Shengda

** assistance-dgsi@interieur.gouv.fr

*** Les opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien, Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, (IRSEM, 2021)


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