Reportage
"Dieu ne nous envoie plus d'eau" : la Turquie face au défi de la sécheresse

Début juillet, près de la moitié de l'Europe et des côtes méditerranéennes étaient affectés par une longue vague de sécheresse, selon les données de l'European Drought Observatory (EDO). Une sécheresse historique qui frappe tout particulièrement la Turquie.

Article rédigé par Marie-Pierre Vérot
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Le "lac" Meke en Anatolie. Il y a 10 ans son eau bleu profond était la fierté de la région. Il est aujourd’hui à sec et blanchi par le sel. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Le "lac" Meke en Anatolie. Il y a 10 ans son eau bleu profond était la fierté de la région. Il est aujourd’hui à sec et blanchi par le sel. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

En Turquie, la sécheresse, que les experts de l'ONU appellent "le tueur silencieux" constitue un véritable défi pour le pays et notamment son agriculture. 88% de la Turquie est menacée par la désertification.

Difficile d'imaginer le danger qui guette lorsque l'on est à Istanbul, sur les rives du Bosphore et de l'eau à perte de vue. C'est là que Levent Kurnaz, professeur à l'université Bogazici et directeur du centre pour le changement climatique déplie pourtant une carte sans appel. "La situation n'est pas mauvaise" dit-il, mais "très mauvaise". 

Des niveaux d'eau alarmants

"Cette carte est celle de la sécheresse du mois dernier, juin 2025. Et en gros tout le pays est coloré en marron. Marron ? Cela signifie que la terre reçoit moins de 50% de précipitation que ce qu'elle devrait. En fait, cela signifie que nous n'avons pas du tout de pluie", explique Levent Kurnaz.

"On a eu des sécheresses comme celle-ci tout au long de notre histoire. Ce n'est pas nouveau dans cette région. Mais la fréquence augmente, la quantité de pluie que nous recevons diminue et par conséquent le nombre de régions affectées ne cesse de croître".

Levent Kurnaz

à franceinfo

Avec 40 jours sans pluie à Istanbul, où vivent près de 20 millions de personnes, le niveau des réservoirs baisse. Mais le pire est ailleurs. Konya, en Anatolie centrale, est une région considérée comme le grenier à blé de la Turquie. Elle fournit 23% de la production agricole du pays et représente la surface cultivée la plus importante, du moins pour l'instant. Car la chaleur est accablante. Le long des routes, des panneaux montrant des terres craquelées mettent en garde : "Plus d'eau, plus d'agriculture".

Fatih Sik le sait bien. Installé sur 200 hectares, il cultive des betteraves à sucre, du maïs et du blé. La terre s'assèche, confirme-t-il et les prières pour la pluie de l'imam au printemps n'ont pas eu d'effet. "Il y a trois ans, il pleuvait beaucoup ici. Il neigeait à partir de novembre et la neige restait jusqu'en avril. Tout était tapissé de neige, la terre se nourrissait bien et on n'avait pas besoin d'arroser. L'eau était en abondance. Mais maintenant, Dieu ne nous envoie plus d'eau. Au printemps, il pleuvait chaque semaine jusqu'en avril, mai. Maintenant, sur toute l'année, il ne pleut que 3 ou 4 fois et on doit utiliser les pompes à eau. En 1987, on pompait l'eau à 18 mètres, aujourd'hui c'est à 90 mètres."

Un phénomène qui s'accélère

La région est effectivement en état d'alerte avec des températures très supérieures aux normales saisonnières. La sécheresse creuse d'énormes trous dans la terre, des dolines dont le nombre se multiplie sous l'effet du changement climatique. On en recense plus de 600 dans la province. Ce sont parfois de véritables gouffres causés par la dissolution de la roche sous l'effet des eaux souterraines. La région connaît ce phénomène depuis des siècles mais il s'accélère, la terre s'effondre désormais plusieurs dizaines de fois par an.

Fatih a eu la peur de sa vie quand ces trous géants ont mangé ses terres. Il en a compté trois ces trois dernières années, de plus en plus grands. "Avant l'apparition de ces trous je m'occupais de ma ferme, des animaux, de l'agriculture mais aujourd'hui, j'ai perdu le sommeil. Je vais au travail mais je n'y ai pas la tête. J'ai peur que de nouvelles dolines apparaissent. Je ne sais pas si cela arrivera la nuit quand je dors, ou quand je suis avec les bêtes ou sur le tracteur. J'ai perdu la raison. Je prie quand je pars dans les champs et je prie quand je rentre", confie-t-il.

Fatih Sik, agriculteur à Konya en Anatolie. Sous l’effet de la sécheresse les dolines s’y multiplient. L’une d’elles a avalé une partie de son champ. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Fatih Sik, agriculteur à Konya en Anatolie. Sous l’effet de la sécheresse les dolines s’y multiplient. L’une d’elles a avalé une partie de son champ. (MARIE-PIERRE VEROT / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Fatih sait bien que ses cultures sont trop gourmandes en eau "mais si j'arrête, dit-il, qui va produire le sucre pour la Turquie ?". Des solutions sont pourtant possibles. Ilker Isik, archéologue à l'université de Konya, travaille sur les dolines et aurait des propositions. "Notre projet prévoit de changer de culture pour réimplanter des vignes comme autrefois et redonner vie à cette région. Elle était réputée pour ses vignes. Et le raisin n'a pas besoin de beaucoup d'eau. Cela pourrait être une solution pour sauver l'agriculture dans cette région", avance-t-il.

D'autres, espèrent attirer les touristes. Un entrepreneur a restauré un caravansérail vieux de plus de 800 ans. Transformé en hôtel il offre un belvédère avec vue sur une doline spectaculaire, un gouffre circulaire de 180 mètres de diamètre, profond de plus de 150 mètres, avec une eau turquoise, mais qui se raréfie. "Il y a 60, 70 ans de cela, c'était comme un lac, explique Mehmet Demircioglu, le directeur général de l'hôtel. Les femmes venaient ici laver leur linge, les futurs mariés leurs habits de noce. Les enfants jouaient tout autour. On dit même qu'on y pêchait. Et on se servait aussi de cette eau pour arroser les champs. Vous voyez ce cratère ? Il était rempli à ras bord."

"En un an j'ai vu cette eau baisser d'un mètre. Et quand vous voyez la taille du cratère, un mètre c'est beaucoup. Avec cette agriculture intensive qui se poursuit, de nouvelles dolines apparaissent plus petites mais sans eau. Il n'y a plus que la terre".

Mehmet Demircioglu

à franceinfo

C'est le cas, non loin de là, dans le lac de cratère Meke. Fierté du gouvernement dans les années 70. Il offre aujourd'hui un paysage de désolation. En dix ans, il s'est complètement asséché et recouvert de sel.

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