: Interview "Des méthodes de gangsters" : Paul Moreira décrypte comment les laboratoires pharmaceutiques ont inondé les Etats-Unis d'antidouleurs
Le documentaire "Opioïdes, business & addiction", diffusé dimanche soir sur France 5, retrace le désastre sanitaire provoqué par la surconsommation de médicaments fabriqués massivement par des labos peu scrupuleux. Son réalisateur répond aux questions de franceinfo.
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Des trottoirs jonchés de corps inertes, des silhouettes figées parfois dans des positions improbables, des êtres hagards qui errent en titubant tels des zombies... Depuis des décennies, les Etats-Unis sont en proie à une véritable épidémie provoquée par de puissants antidouleurs composés d'opiacés, qui rendent les patients totalement dépendants. De véritables drogues vendues légalement et massivement et qui occasionnent une crise sanitaire sans précédent au sein de la société américaine. Un problème majeur décrypté dans le documentaire Opioïdes, business & addiction, réalisé par le journaliste et producteur Paul Moreira et diffusé dimanche 19 octobre à 21h05 sur France 5.
Cette enquête déclinée en deux parties révèle les différents facteurs qui ont mené à ce désastre de santé publique, avec une hausse notable d'overdoses et de décès liés aux opioïdes et au fentanyl de synthèse. Elle démontre la responsabilité de nombreux laboratoires pharmaceutiques avides de profits, aidés par le FDA, le gendarme du médicament américain, et des médecins corrompus. Mais le documentaire met également en lumière l'implication des narcotrafiquants mexicains qui se sont emparés avec force de ce marché juteux afin de continuer à inonder le territoire américain et canadien. Le réalisateur Paul Moreira revient pour franceinfo sur ce phénomène qui gangrène une partie de la société américaine.
Franceinfo : A quel moment cette déferlante de médicaments analgésiques a-t-elle commencé aux Etats-Unis ?
Paul Moreira : Elle débute dans les années 1990. Le laboratoire pharmaceutique Purdue Pharma, dirigé par Richard Sackler lance à grande échelle sur le marché américain un puissant antidouleur du nom d'OxyContin. Une nouvelle version de l'oxycodone, médicament de la famille des opioïdes souvent prescrit pour les maladies graves comme le cancer. Sa commercialisation est, à l'époque, validée par l'institution américaine chargée de la surveillance des denrées alimentaires et des médicaments (FDA). Le commerce des psychotropes était vraiment le business majeur de cette famille, puisque le père de Richard Sackler, Arthur, qui était publicitaire, vendait déjà du Valium aux femmes au foyer dans les années 1970.
Purdue Pharma ciblait-il des Etats américains plutôt défavorisés ?
Ils étaient partout, mais dans certains coins du pays, la pression était plus forte. Par exemple, dans la région des Appalaches, les habitants étaient particulièrement fragiles, en raison de la crise économique. Dans ces territoires initialement très industriels, des tas d'entreprises ont progressivement fermé, et il y a eu des tas de délocalisations. La communauté s'est effritée, des millions de personnes se sont retrouvées sans travail et se sont mises à faire de petits boulots. Ils étaient désocialisés et en grande souffrance. Un terreau fertile pour le business des opioïdes. Les quartiers pauvres de grandes villes comme Philadelphie, Detroit, San Francisco ou Los Angeles ont également été touchés.
Cette molécule de l'oxycodone a bien été initialement créée en Allemagne ?
Effectivement. Dans le film, nous avons pu remonter aux racines de ce produit qui en fait a été élaboré en Allemagne dans les années 1930, et qui s'appelait à l'époque Eukodal. Cette substance était très prisée dans ces années-là, notamment par Hitler. En fait, l'oxycodone a à peu près la même structure moléculaire que l'héroïne. Et finalement, des années après, on a vendu massivement et de façon légale à la population américaine une drogue très addictive et potentiellement mortelle.
Ce qui est surprenant, c'est de constater une forme d'impuissance de la justice américaine sur cette question...
Ce n'est qu'en 2007 que deux petits procureurs de Virginie commencent à amasser des preuves contre Purdue Pharma. Ils découvrent alors la corruption du régulateur de la FDA, Curtis Wright, qui a autorisé la commercialisation de cette molécule en 1995 et qui, trois ans plus tard, a intégré la direction de Purdue Pharma. Ils ont aussi pu mesurer la politique très agressive des commerciaux chargés de vendre ce médicament à des médecins aussi très corrompus, qui prescrivaient cet opioïde massivement pour de petites douleurs.
Lorsque l'ensemble du dossier avec toutes les preuves à charge est arrivé au ministère de la Justice, un haut fonctionnaire, Paul Pelletier, a décidé de faire un procès contre Purdue et les Sackler. Et étonnamment, le gouvernement américain a bloqué le procès et substitué à cela un accord à l'amiable avec le laboratoire, qui a simplement payé une amende de 650 millions de dollars.
Pourquoi l'administration américaine a-t-elle protégé ce laboratoire ?
Le pourquoi reste posé, mais Paul Pelletier, que nous avons interviewé dans le documentaire, l'explique par de la pure influence politique. L'avocat de Purdue Pharma était à l'époque Rudy Giuliani. C'était l'un des politiques les plus en vue à l'époque au Parti républicain. Ancien maire de New York, il était, en 2007, le favori pour l'élection présidentielle. Toute l'influence et le lobbying des Sackler se sont pleinement exprimés à ce moment-là, puisque le ministère de la Justice n'a même pas eu besoin de justifier de manière claire sa décision. Il a simplement proposé au laboratoire de payer une amende et, ainsi, d'éviter un procès.
Malgré cette alerte, Purdue Pharma a continué d'inonder les Etats-Unis...
Normalement, après un événement judiciaire pareil, on fait profil bas, on ralentit la production, on essaye de produire d'autres molécules. Mais en fait, ils vont au contraire doubler la dose et avoir recours au cabinet de conseil McKinsey, à Publicis, pour multiplier les ventes, et ils vont vraiment les faire exploser, car ils savent que la patrouille judiciaire va finir par les rattraper. D'ailleurs, on le montre dans le documentaire, à travers un mail d'un des membres de la famille Sackler qui dit : "On est riches pour l'instant, mais ça ne va pas durer". Les laboratoires américains, que ce soit Purdue ou Insys, ont utilisé des méthodes de gangsters pour vendre leurs médicaments à base d'opium.
D'autres laboratoires ont aussi vendu massivement des médicaments à base d'opioïdes...
A cette époque, toute l'industrie pharmaceutique assiste au succès de la famille Sackler, et donc beaucoup d'autres vont également s'engouffrer dans ce marché. Parmi eux, le laboratoire Insys, qui arrive en 2011 et lance le Fentanyl, dont d'ailleurs est mort par surdose le chanteur Prince. Ça marche tout de suite très fort pour eux. C'est la plus grosse rentrée en Bourse de l'année 2013. Le Fentanyl est leur seul produit et ils le vendent avec des méthodes de mafieux : utilisation de strip-teaseuses, mensonges aux assurances... Au même moment, des dizaines de cliniques contre la douleur fleurissent sur tout le territoire américain.
À quel moment la justice américaine tente-t-elle enfin d'arrêter ce désastre sanitaire ?
À partir de 2015, de plus en plus de procureurs, Etat par Etat, commencent à mettre la pression sur ces laboratoires. D'ailleurs, on peut voir dans le documentaire Richard Sackler interrogé par deux procureurs. J'ai pu mettre cette audition dans le film car ces magistrats l'ont volontairement rendue publique alors qu'elle ne devait pas l'être. À l’époque, Purdue Pharma continue d'inonder tout le territoire avec son OxyContin, et de nombreux Américains continuent d'en mourir.
C'est vraiment en 2017 qu'un état d'urgence sanitaire pour tenter d'endiguer enfin l'épidémie se met en place et que la législation se durcit. Nombre de médecins commencent alors à ne plus prescrire ces opioïdes, constatant qu'ils ont été trompés par les commerciaux de ces laboratoires pharmaceutiques qui sont de plus en plus étranglés par de nombreux procès dans plusieurs Etats américains. Purdue Pharma a fini par déposer le bilan en 2019 et les dirigeants d'Insys vont tous faire de la prison, car il n'y avait pas que le mensonge sur le produit qui était en cause, mais aussi leur façon de faire.
Puis les narcotrafiquants mexicains prennent le relais...
Oui. Les Sackler disparaissent, ainsi qu'Insys, mais les narcotrafiquants mexicains, qui ont bien compris qu'ils peuvent se faire beaucoup d'argent, arrivent sur ce terrain. Ce qui est hallucinant, c'est que les cartels mexicains se mettent alors à fabriquer des contrefaçons de pilules de l'industrie pharmaceutique américaine. Ils achètent de la poudre de Fentanyl, autre antidouleur proche de l'héroïne, sur le marché chinois et jouent aux chimistes. Au lieu de vendre des matières brutes, ils achètent des machines sur internet afin de fabriquer des pilules et inondent à leur tour le territoire américain.
L'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche a-t-elle ralenti ce fléau ?
Cela n'empêche pas le Fentanyl de continuer à arriver aux Etats-Unis. Donald Trump pointe du doigt les cartels mexicains, certes, et les Chinois, mais ce qui est gênant, c'est qu'il y a une invisibilisation de sa part des responsabilités de l'industrie pharmaceutique américaine, car c'est elle qui a amorcé la pompe. Il oublie de le dire.
Est-ce que la consommation de ces opioïdes a baissé depuis ?
Non, mais il y a tout de même une réduction des morts par overdose. On en était à 100 000 par an, on doit en être aujourd'hui à 70 000. Donc le fait que les gens ne puissent pas avoir accès à ces produits dans les pharmacies a permis une baisse notable. Mais lorsque l'on se promène dans certaines villes américaines, il y a toujours un quartier peuplé de zombies figés. Ils prennent un mélange de Fentanyl et de tranquillisants pour animaux, qui multiplient les effets du Fentanyl. Étonnamment, c'est une épidémie qui touche surtout une population blanche. Je n'ai pas creusé le sujet, mais c'est une réalité. Ce documentaire nous amène à réfléchir sur ce moment du capitalisme où il y a des entreprises qui prospèrent grâce à des produits addictifs qui mettent la vie d'hommes et de femmes en danger.
Le documentaire, Opioïdes, business & addiction, réalisé par Paul Moreira est diffusé dans l'émission "Le monde en face", dimanche 19 octobre à 21h05 sur France 5. Il est également disponible sur la plateforme france.tv.
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