: Témoignages "On apprend à se méfier de nos biais" : critiqués après la condamnation de Nicolas Sarkozy, des magistrats expliquent comment ils abordent les dossiers politiques
L'ancien président de la République a été condamné, fin septembre, à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs. Dans le sillage de cette décision, tout le système judiciaire a été visé par des attaques virulentes mettant en doute son impartialité.
Les magistrats qui ont condamné Nicolas Sarkozy dans l'affaire libyenne ont-ils pris une décision politique ? L'ancien président et ses soutiens semblent en tout cas le penser. Le 25 septembre, le tribunal correctionnel de Paris a condamné l'ancien chef d'Etat à cinq ans de prison pour avoir "laissé ses plus proches" collaborateurs démarcher la Libye de Mouammar Kadhafi en vue de financer sa campagne victorieuse de 2007. Nicolas Sarkozy, qui a fait appel, dénonce une "volonté d'humiliation" de la justice à son endroit. "Nous allons vaincre, parce que la vérité et l'innocence doivent triompher", a-t-il aussi clamé, dans une vidéo postée sur X, une semaine après sa condamnation. Dans son sillage, plusieurs responsables politiques de droite et d'extrême droite ont multiplié les attaques contre l'autorité judiciaire.
Ce n'est pas la première fois qu'une partie de la classe politique se dresse contre la justice. Début avril, le patron du Rassemblement national, Jordan Bardella, avait dénoncé une "tyrannie des juges", après la condamnation de Marine Le Pen à cinq ans d'inéligibilité avec exécution provisoire dans l'affaire des assistants parlementaires européens.
De nouveau ciblé, le monde judiciaire dénonce les discours des responsables politiques qui attisent la défiance à son encontre. Deux enquêtes ont été ouvertes après de "messages menaçants" visant la présidente du tribunal qui a condamné l'ancien chef d'Etat et un collectif d'avocats a porté plainte contre Nicolas Sarkozy pour outrage envers des magistrats et atteinte à l'autorité de la justice.
Reste que les critiques demeurent, en partie entretenues par les "fantasmes et les projections" sur le fonctionnement de la justice, pointe Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistrature. Comment travaillent les magistrats ? Comment tentent-ils de se défaire de leurs opinions personnelles ? Comment se prémunissent-ils des accusations que leur travail ne manque pas de susciter ? Plusieurs magistrats ayant eu à traiter de dossiers politiques ont accepté de lever le voile sur leur activité. Tous ont requis l'anonymat afin que leur parole soit libre. Les prénoms qui leur sont attribués dans cet article sont donc fictifs.
"Avant tout, on fait du droit"
S'ils ont accepté de répondre, c'est d'abord pour faire la lumière sur leurs processus de travail, qu'ils savent obscurs pour le grand public. "La démarche des juges est toujours la même : appréhender des faits et se demander si les prévenus sont coupables des faits qu'on leur reproche", explique Caroline, magistrate spécialiste des affaires financières. "Pour cela, on regarde ce que dit la loi sur la qualification des faits, et on se demande si on a la preuve suffisante que le prévenu est bien l'auteur de cette infraction."
"Quand on est saisi d'un dossier, on ne commence pas par se demander si une personne est sympathique ou pas, et si on est d'accord ou non avec ses convictions."
Caroline, juge spécialiste des dossiers financiersà franceinfo
Comme elle, l'ensemble des magistrats interrogés mettent en avant l'aspect "technique" de leur activité, qui est encadrée par des textes et qui doit donner lieu une "démonstration". "Avant tout, on fait du droit. En correctionnelle [qui juge les délits], on ne raisonne pas à partir de l'intime conviction comme aux assises [pour juger les crimes]. Soit cela rentre dans la règle donnée par le droit, soit cela ne rentre pas", abonde Marie, une ancienne procureure.
Est-ce vraiment toujours aussi clair ? Le droit n'a-t-il pas aussi sa part d'interprétation ? Non, "parfois, on est un peu à la limite, on se dit que la décision pourrait aller dans un sens ou dans l'autre", admet-elle. "Dans ces cas-là, il faut juste faire particulièrement attention à mettre de côté ses convictions personnelles. Car même si c'est 'borderline', il y a toujours un côté avec un argument de plus."
"Le système est fait pour prendre nos biais en compte"
Tout en défendant leur impartialité, les magistrats reconnaissent qu'ils ont, comme tout le monde, leurs opinions propres. La question de la collision des idées personnelles avec les dossiers "ne concerne pas que le politique", note Caroline. "Un magistrat qui a été violé est-il impartial pour juger des faits de viol ? Quelqu'un qui s'est engagé auprès des migrants peut-il juger les questions de droit des étrangers ?", s'interroge-t-elle. "Il serait illusoire de laisser croire que la subjectivité n'a pas sa place dans la façon dont on lit un dossier en première intention", assume Judith Allenbach, du Syndicat de la magistrature. "Mais ce n'est qu'une première étape."
"Par la confrontation d'éléments qui proviennent des différentes parties, par le fait d'être exposé à plusieurs versions qui peuvent entrer en contradiction les unes avec les autres, la réalité du dossier vient bousculer l'interprétation qu'on pouvait en faire de prime abord."
Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistratureà franceinfo
"Dès l'école de la magistrature, on vous apprend à vous méfier de vous-mêmes, de vos biais et à maîtriser votre subjectivité", rapporte Pierre, juge d'instruction. "Tout le monde a des biais de jugement (…), mais le système est fait pour prendre ça en compte", avance aussi Alexandre, lui aussi juge d'instruction. "La garantie absolue contre les biais, c'est la collégialité dans la procédure", estime-t-il encore. "Vous avez une police qui enquête, mais qui ne poursuit pas ; un juge qui instruit, mais qui ne juge pas ; un procureur qui requiert, mais ne juge pas non plus… Et des avocats qui sont aussi des professionnels du droit et vous obligent à vous demander si vous êtes en train de vous tromper."
Au total, "pas loin d'une centaine de magistrats se sont penchés sur le dossier" du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, a ainsi rappelé, lundi sur RTL, Jean-François Bohnert, chef du Parquet national financier (PNF).
Le moment du délibéré, où le président et les deux assesseurs se retirent pour réfléchir à leur décision, est à ce titre "très important", assure Caroline.
"Personne ne le voit, mais c'est vraiment la collégialité qui prime, ce n'est pas juste une façade : tout se décide à trois et c'est un rempart pour nous. On ne se sentirait pas [à l'aise à l'idée] de décider seul sur n'importe quelle affaire".
Caroline, juge spécialiste des dossiers financiersà franceinfo
Contrairement aux dossiers politico-financiers, les affaires simples (vol, port d'arme illégal, délit routier, etc.) sont jugées par un seul magistrat. Celui-ci, ou l'une des parties prenantes au procès, peut toujours requérir la collégialité de l'audience.
Il existe par ailleurs des règles, prévues par le Code de procédure pénale, permettant à la défense de demander la récusation d'un juge, qui peut aussi choisir lui-même de se déporter, en cas de risque de partialité. Il n'est ainsi pas possible de juger quelqu'un de sa famille ou de celle de son conjoint, ni de présider un procès dans lequel le juge a connu un litige avec une des parties, etc. Ces recours n'ont pas été formulés dans l'affaire impliquant Nicolas Sarkozy, relèvent les magistrats interrogés par franceinfo.
Des précautions particulières sur les dossiers politiques
Outre les garde-fous prévus par l'institution, la médiatisation importante de certaines affaires amène les juges à prendre des précautions spécifiques. "J'évite de lire la presse pendant les phases d'instruction et d'audience pour ne pas être pollué par ce qui s'y dit", explique ainsi Nicolas, juge d'instruction. A l'inverse, Alexandre revendique la lecture des journaux, en partie pour "réaliser l'émoi que peut avoir une décision judiciaire ou une autre. Ça ne veut pas dire qu'il faut se laisser influencer, mais tout ce qui vous permet de vous réinterroger sur le bien-fondé de votre décision est important".
"Ces dossiers appellent à plus de rigueur dans l'écriture des motivations, car on sait que la décision sera lue et commentée. Le temps d'écriture et de relecture est plus important que pour un dossier lambda."
Nicolas, juge d'instructionà franceinfo
Depuis qu'elle est chargée de dossiers financiers, Caroline estime, elle, "que ce n'est pas une bonne idée d'être trop engagée ou de manifester une appartenance syndicale". Non par crainte que ça la rende effectivement "plus partiale", mais pour "éviter de donner cette impression".
D'autres magistrats regrettent cette auto-censure, qui contribue, selon eux, à effacer la parole judiciaire dans le débat politique, sans les protéger pour autant. "Même si vous ne vous affichez jamais dans une manifestation, les gens trouveront toujours un moyen de mettre en cause votre neutralité", estime Pierre. "On met le doigt dans un engrenage très dangereux si on commence à venir traquer les pensées intimes du citoyen qu'il y a derrière le juge, car on n'en aura jamais terminé", ajoute Judith Allenbach, du Syndicat de la magistrature. "Que dire des magistrats qui se présentent à des élections locales dans la circonscription voisine ou qui sont investis dans des associations ?"
Vers une réforme de la communication judiciaire ?
Ces efforts supplémentaires n'empêchent par ailleurs pas la survenue des critiques. "On sait bien que si on prend une décision qui ne plaît pas à un tiers des électeurs, ça va être violent pour nous", lâche Caroline. La magistrate se souvient d'un dossier dans lequel elle n'a "pas regardé [les réactions sur] les réseaux sociaux", alors qu'elle y était menacée. "C'est sûr que vous n'êtes pas très rassurée quand vous rentrez chez vous", ajoute-t-elle. Comme plusieurs de ses collègues, elle dénonce "la stratégie agressive de certains responsables politiques" qui "jettent le discrédit sur la décision du tribunal ou sa composition pour ne pas parler des faits".
Plusieurs juges interrogés regrettent aussi que leur parole, qui n'est entendue que durant l'audience, peine à exister face au discours prolifique des élus et des éditorialistes. "La justice est dans un débat asymétrique, face à un rouleau compresseur médiatique", résume Ludovic Friat, président de l'Union syndicale des magistrats. D'autant qu'il existe "une immense réticence à communiquer sur nos décisions : en arrière-plan, demeure l'idée que c'est le droit qui doit parler via la procédure judiciaire et les voies de recours", détaille Judith Allenbach, du Syndicat de la magistrature. "Notre métier, ce n'est pas de réexpliquer notre décision après l'audience, sur les plateaux télé", poursuit Caroline.
Face à la récurrence et à la violence des critiques, des voix appellent la justice à mieux communiquer. "Dans une vie publique saturée par les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu, ne pas expliquer une décision, c'est courir le risque de se couper de ceux à qui elle est pourtant destinée", lance l'ancien ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, dans une tribune à Libération. Ce dernier espère des magistrats qu'ils "investissent un discours public, pédagogique et accessible".
A l'occasion de son installation officielle, lundi, le nouveau président du tribunal judiciaire de Paris, Peimane Ghaleh-Marzban, a de son côté annoncé vouloir généraliser les communiqués dans les affaires les plus importantes et instituer des "porte-parole de la juridiction". Ces derniers "n'auraient évidemment pas participé à la délibération, mais auraient (…) toute qualité pour en expliquer les termes, sans en ajouter ni retrancher", a décrit le président du tribunal.
Même si ces mesures étaient généralisées, elles ne mettraient probablement pas fin aux attaques visant les magistrats. "On a beau avoir des marges de progression, si le politique continue d'attaquer systématiquement la justice quand elle s'intéresse à lui, on aura toujours le même problème", souffle Pierre.
À regarder
-
"Je ne l'ai pas tuée" : Cédric Jubillar réaffirme son innocence
-
Oeufs, à consommer sans modération ?
-
Ours : ils attaquent même dans les villes
-
Ce radar surveille le ciel français
-
On a enfin réussi à observer un électron !
-
"Manifestation des diplômés chômeurs, un concept marocain !"
-
Crise politique : "La dernière solution, c'est la démission du président de la République"
-
Le loup fait taire la Fête de la science
-
Les tentatives de suic*de en hausse chez les adolescentes
-
Défi chips : alerte dans un collège
-
Quand tu récupères ton tel à la fin des cours
-
Ukraine : le traumatisme dans la peau
-
Teddy Riner s'engage pour sensibiliser sur la santé mentale
-
Suspension de la réforme des retraites : les gagnants et les perdants
-
Ukraine : le traumatisme dans la peau
-
L'espoir renaît à Gaza après l'accord de cessez-le-feu
-
Une école pour se soigner et réussir
-
Taux immobiliers : est-ce le moment d'acheter ?
-
La panthéonisation de Robert Badinter
-
Cancer : des patientes de plus en plus jeunes
-
"Le Bétharram breton" : 3 établissements catholiques dénoncés par d'anciens élèves
-
Cessez-le-feu à Gaza : un premier pas vers la paix
-
Quand t'as cours au milieu des arbres
-
Il gravit la tour Eiffel en VTT et en 12 min
-
Pourquoi on parle de Robert Badinter aujourd'hui ?
-
Robert Badinter : une vie de combats
-
La tombe de Robert Badinter profanée à Bagneux
-
Accord Hamas-Israël, la joie et l’espoir
-
"Qu’on rende universelle l'abolition de la peine de mort !"
-
Guerre à Gaza : Donald Trump annonce qu'Israël et le Hamas ont accepté la première phase de son plan
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter