Campings "no kids", mariages réservés aux adultes... Comment la présence des enfants dans l'espace public est devenue un objet de crispation

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Une vingtaine de campings, sur les quelque 7 400 que compte la France, s'affichent "adults only" en 2025, selon la Fédération nationale de l'hôtellerie de plein air. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Une vingtaine de campings, sur les quelque 7 400 que compte la France, s'affichent "adults only" en 2025, selon la Fédération nationale de l'hôtellerie de plein air. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Face à la multiplication des lieux bannissant les plus jeunes, le gouvernement doit lancer, dimanche, une vignette "Le choix des familles", destinée à récompenser les commerçants favorisant l'accueil des enfants.

En septembre 2023, Hélène et Louis se sont dit "oui" devant leurs familles et leurs amis... mais sans les enfants de leur entourage. "Nous avions assisté à des mariages où les enfants faisaient du bruit et couraient entre les mariés pendant la cérémonie, ce qui cassait complètement l'aspect solennel du moment", justifie Hélène, marketing manager de 32 ans. La Parisienne souhaitait aussi être entourée de ses proches et les faire "profiter" d'une soirée sans les "allers-retours à la garderie et le départ plus tôt".

Le choix de ce couple, qui espère un jour devenir parents, est de plus en plus commun. "Environ un mariage sur trois que j'organise n'est pas ouvert aux enfants", assure Justine Huette, wedding planner pour des cérémonies haut de gamme en région parisienne. Outre le souhait de pouvoir profiter de la soirée sans distraction et la crainte de voir les enfants "gâcher les photos", la spécialiste pointe le "réel impact sur le budget". "Les enfants, ça prend de la place, il faut prévoir des animateurs, des repas adaptés…"

"Il y a dix ans, il y avait toujours au moins une quinzaine d'enfants par mariage. Ces dernières années, il est devenu plus entendable de dire que les enfants n'ont pas leur place dans un mariage."

Justine Huette, wedding planner

à franceinfo

Les invités "ont très bien compris" et même semblé "plutôt contents d’avoir une soirée tranquille", assure Hélène. Le couple a néanmoins accordé une exception pour deux bébés de quelques mois, qui "ont dormi avec la baby-sitter toute la soirée".

Une tendance embryonnaire en France

De plus en plus courante dans les mariages, la tendance "no kids" émerge aussi dans le secteur du tourisme. Des compagnies aériennes, comme Corendon Airlines ou Malaysia Airlines, offrent des espaces réservés aux adultes sur leurs vols, relève la revue Skyways. La compagnie ferroviaire italienne Trenitalia distingue désormais des voitures "joyeuses" et d'autres "silencieuses", les familles étant invitées à prendre place dans les premières, où les nuisances sonores sont tolérées. De nombreux sites de réservations de vacances proposent aussi un filtre "réservé aux adultes" pour choisir un hébergement garanti sans bambins, y compris en France.

Au printemps, deux responsables politiques se sont élevées contre ce penchant "no kids". La sénatrice socialiste Laurence Rossignol a déposé, fin mars, une proposition de loi pour faire reconnaître la minorité comme facteur de discrimination. "La mise à l'écart des enfants (...) traduit une volonté de refuser le commun, le vivre-ensemble, et la vie sociale aux enfants et aux familles", explicite le texte, qui n'a pour l'instant pas été inscrit à l'agenda parlementaire.

Fin mai, Sarah El Haïry, haute-commissaire à l'Enfance, a réuni les acteurs du tourisme pour leur demander d'"arrêter d'exclure les enfants". Le "no kids" est "beaucoup plus développé dans d'autres pays européens, dans d'autres pays asiatiques" et il ne faut pas le "laisser s'installer en France", a estimé l'ancienne ministre sur RTL. Pour contrer cette tendance, une vignette "Le choix des familles" doit être lancée par le gouvernement, dimanche 6 juillet. Les commerçants qui s'inscrivent dans une démarche d'accueil des plus jeunes (menus enfants, aménagements adaptés, sensibilisation du personnel, etc.) pourront en bénéficier sur recommandation des familles, via une plateforme officielle, et la coller sur leur vitrine.

Comme le reconnaît Sarah El Haïry, en France, le mouvement en est au stade embryonnaire. "C'est une tendance qui existait déjà avant le Covid-19 et qui augmente tranquillement, mais ça ne représente qu'entre 3% et 5% de l'offre globale", estime Valérie Boned, présidente du syndicat Les Entreprises du voyage. Une vingtaine de campings, sur les quelque 7 400 que compte la France, s'affichent "adults only", précise la Fédération nationale de l'hôtellerie de plein air. Contactés par franceinfo, plusieurs d'entre eux ont décliné nos propositions d'entretiens.

Une discrimination au regard du Code pénal

Les adeptes de ces formules sont "des gens qui ne veulent pas d'enfants, qui travaillent beaucoup et veulent se reposer" durant leurs congés, décrit Valérie Boned. Mais pas seulement. "On a aussi des parents qui partent sans leurs enfants, et dans ce cas, ce n'est pas pour supporter les enfants des autres", souligne-t-elle. Pour la spécialiste, les professionnels qui pratiquent ces offres sont loin d'être "des bourreaux d'enfants".

"On trouve ailleurs tout ce qu'il faut pour les familles, ce n'est pas comme si c'étaient les hôtels 'no kids' ou rien."

Valérie Boned, présidente du syndicat Les Entreprises du voyage

à franceinfo

"Même si ça n'est pas toute une zone géographique ou toute une catégorie d'hébergement qui sont interdites aux enfants, d'un point de vue juridique, c'est une discrimination", rappelle néanmoins Laurence Jégouzo, avocate en droit du tourisme. L'article 225-1 du Code pénal qualifie comme tel "toute distinction opérée entre les personnes", notamment sur le fondement de leur âge. L'interdiction d'accès des enfants à certains espaces, quand elle n'est pas justifiée par des raisons de sécurité ou d'entrave à la pudeur par exemple, peut être punie de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.

Dans la réalité, les établissements ne sont jamais poursuivis. En cause : une offre pléthorique, qui permet aux familles de trouver leur compte ailleurs, mais aussi une communication bien rodée des professionnels du tourisme. Plutôt que de mettre en avant une interdiction, ces derniers expliquent que "les infrastructures ne sont pas adaptées aux enfants", pointe Valérie Boned. "Entre la piscine non surveillée, l'absence de jeux ou de nourriture spécifique, les parents n'ont de toute façon pas envie de réserver dans ces établissements." Plutôt que d'interdire la présence des mineurs, et de risquer l'amende, le plus simple est encore de ne pas adapter l'offre à leurs besoins.

"Ce ne sont pas les enfants qui ont changé, mais le type de parentalité"

Cette stratégie ne se résume pas aux espaces "réservés aux adultes". Les acteurs de l'enfance soulignent que le jeune public est peu pris en compte dans la conception des espaces communs, où il reste faiblement toléré. "Comme les enfants ne sont pas considérés quand on conçoit l'espace public, la façon dont ils s'y comportent apparaît décalée par rapport aux attentes qu'on a", relève Léa Zachariou, doctorante en géographie dont la thèse porte sur l'expérience du voyage en train des enfants.

"Dans les magasins ou dans les trains, si un enfant se roule par terre, s'impatiente ou fait du bruit, il est vu comme mal élevé et le parent comme dépassé", résume Ruth Pierre, mère célibataire de deux jeunes garçons et déléguée de l'association d'éducation à l'art Môm'artre. Trois quarts des Français (75%) estiment d'ailleurs que les enfants sont moins bien élevés qu'avant, selon un sondage Odoxa paru fin mai. Une courte majorité (54%) est également favorable au développement de lieux spécifiquement réservés aux adultes.

"On me dit que je ne sais pas les tenir, qu'il ne fallait pas faire d'enfant si je ne sais pas les éduquer. Mais qu'est-ce que je dois faire ? Les attacher ?"

Ruth Pierre, maman solo et déléguée de l'association Môm'artre

à franceinfo

Ces critiques viennent souvent de "dames d'un certain âge", assure Ruth Pierre. L'agacement des générations plus âgées face aux comportements des plus jeunes n'est pas nouveau. Dans un article de 1956, le New York Times pointait déjà du doigt les "parents qui partent en voyage avec leurs enfants sans rien prévoir pour les occuper". "Quand j'étais petit, les enfants s'asseyaient où on leur disait, ne mettaient pas les pieds sur les banquettes et (...) si on voulait s'amuser, on regardait par la fenêtre", témoignait un voyageur.

"Ce ne sont pas les enfants qui ont changé, mais le type de parentalité, assure Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant. Dans un monde dans lequel on reconnaît progressivement l'enfant comme une personne à part entière, qui a des droits, la parentalité qui s'exerce est de moins en moins punitive et nécessite une adaptation de la société aux comportements de l'enfant."

Le chercheur estime que le manque de connaissances sur le développement des enfants pousse la société à attendre d'eux des "normes de comportements qui ne sont pas adaptées à leur âge".

"Avant 3 ans, il est très compliqué pour un enfant de parler doucement, de ne pas faire de bruit."

Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement de l'enfant

à franceinfo

Au passage, les spécialistes interrogés constatent que les incivilités des enfants et des adolescents sont davantage remarquées que celles des adultes. "Comme les enfants dénotent dans les trains, pensés pour les adultes et notamment les travailleurs, on est plus attentifs à leurs comportements, car on présuppose qu'ils ne vont pas respecter les normes tacites à bord, telle que la norme de silence", souligne Léa Zachariou. Pourtant, des appels passés à voix haute depuis leur siège à la cigarette fumée aux toilettes, les adultes ne sont pas en reste côté incivilités.

Des conséquences pour les enfants... et leurs parents

"Pour apprendre à se conformer à un certain nombre de règles sociales, il faut s'y confronter", pointe Grégoire Borst. Et donc, fréquenter les restaurants ou les musées lorsqu'on n'en maîtrise pas encore les codes. Le chercheur relève également qu'à force d'être pris à partie lorsqu'ils sont avec leurs enfants, "certains parents vont chercher à ne plus être confrontés à ces situations" et fuir les lieux communs, accentuant leur propre isolement. Pour des raisons économiques, ou parce qu'elles ne sont constituées que d'un parent, "certaines familles n'ont pas de possibilité de garde, et ne peuvent profiter des loisirs qu'avec leurs enfants", rappelle aussi Grégoire Borst.

Un temps stressée par ses sorties en public, Ruth Pierre a parfois trouvé refuge avec ses fils dans un café estampillé "kids friendly". Prenant le contre-pied du marketing "no kids", ces lieux misent sur les activités pour enfants comme appât pour leurs parents. Ce type d'endroit peut être "génial", mais participe aussi "à la stigmatisation" qui vise les enfants, estime Ruth Pierre. "Quand on crée des espaces 'kids friendly', on dit aussi : les enfants ne peuvent aller que là, pas dans un autre café."

À mesure que "des lieux pour les enfants, comme des aires de jeux, se sont développés dans l'espace public, on a considéré que les enfants devraient être de moins en moins visibles dans les autres espaces", confirme le chercheur Grégoire Borst. Pour Ruth Pierre, il faut donc "penser à l'évolution des enfants dans la société ordinaire, sans nécessairement avoir de lieu particulier".

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.