Lutte contre le narcotrafic : ce que contient le texte adopté au Sénat et examiné à l'Assemblée à partir de mardi

Près de 500 amendements à la proposition de loi ont été déposés, dont ceux visant à créer un régime de détention exceptionnel pour les trafiquants les plus "dangereux".

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, au Sénat, à Paris, le 12 février 2025. (DANIEL PERRON / HANS LUCAS / AFP)
Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, au Sénat, à Paris, le 12 février 2025. (DANIEL PERRON / HANS LUCAS / AFP)

Le texte porte l'ambition de "sortir la France du piège du narcotrafic". La proposition de loi pour lutter contre le trafic de drogue est examinée à partir du mardi 4 mars en commission des lois à l'Assemblée nationale, un mois après son adoption en première lecture au Sénat. Ce texte transpartisan, porté par le Parti socialiste et Les Républicains et largement soutenu par le gouvernement, prévoit notamment la création d'un parquet spécialisé.

Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, auditionné mardi par la commission avec son homologue de l'Intérieur, Bruno Retailleau, souhaite l'amender pour créer un nouveau régime carcéral pour les détenus les plus dangereux. Il doit annoncer dans la semaine la première prison retenue pour accueillir ces profils. Voici ce que contient, pour l'heure, ce texte, alors que son examen au Palais-Bourbon débute.

Un parquet national spécialisé pour les crimes les plus graves

C'est l'une des mesures phares du texte porté par les sénateurs Etienne Blanc (Les Républicains) et Jérôme Durain (Parti socialiste). Sur le modèle des parquets financier (PNF) et antiterroriste (Pnat), il crée un Parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), une idée qui fait plutôt consensus au sein de la magistrature. S'il voit le jour, le Pnaco sera saisi des crimes les plus graves et aura un rôle de coordination des parquets locaux. Le statut du futur procureur de ce parquet est fixé par une proposition de loi organique également débattue en commission cette semaine. Ces fonctions ne pourront être exercées pendant plus de sept ans.

L'actuel ministre de la Justice espère le voir opérationnel en janvier 2026, et installé "par défaut à Paris". Le Pnaco s'appuierait sur des services d'enquête renforcés, avec la création d'un état-major criminalité organisée (Emco), animé par la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et des offices centraux comme l'Ofast, dédié aux stupéfiants. Cet Emco, situé à Nanterre (Hauts-de-Seine), constituerait le "bras armé" de la lutte contre les trafiquants. L'ensemble de la chaîne pénale serait par ailleurs spécialisée, avec des magistrats et juges d'application des peines (JAP) dédiés à la criminalité organisée. Gérald Darmanin a chiffré les besoins financiers de la réforme à 130 millions d'euros pour 2026.

Des mesures pour "taper au portefeuille" les trafiquants

Un double mécanisme de gel judiciaire et administratif des avoirs en matière de trafic de stupéfiants a également été voté par le Sénat début février. Diverses mesures antiblanchiment y figurent, notamment la fermeture administrative de commerces soupçonnés de blanchir l'argent de la drogue. Une procédure "d'injonction pour richesse inexpliquée", pour obliger les suspects à s'expliquer sur leur train de vie incohérent avec leurs revenus légaux, a également été créé à l'initiative des sénateurs. La proposition de loi intègre aussi une interdiction du recours aux mixeurs de cryptomonnaies, ces outils qui visent à améliorer la confidentialité des transactions afin de rendre intraçable l'origine de ces actifs numériques.

Des nouveaux outils techniques et législatifs pour le haut du spectre et les "petites mains"

La proposition de loi prévoit diverses mesures, moins consensuelles, pour faciliter les enquêtes. Le texte propose d'expérimenter le recours au renseignement algorithmique pour détecter des menaces liées à la criminalité organisée, comme c'est déjà le cas en matière de terrorisme. Cette technique controversée en raison de son opacité fonctionne grâce à une intelligence artificielle, qui analyse une masse de données et repère des comportements suspects. Les profils repérés sont ensuite signalés aux services de renseignement pour une investigation plus poussée.

Un autre dispositif, dénoncé par une partie de la gauche, impose aux plateformes de messagerie chiffrée (Signal, Whatsapp...) de permettre aux services de renseignement d'accéder aux correspondances des trafiquants, sous conditions strictes. La possibilité, pour les préfets, de prononcer des "interdictions de paraître" sur les points de deal à destination des trafiquants et de leurs "petites mains" est aussi décriée, car jugée attentatoire aux libertés publiques.

Pour lutter contre "l'ubérisation" du trafic et l'enrôlement croissant de jeunes comme "petites mains" ou "guetteurs", le Sénat a enfin prévu la création d'un "délit d'offre de recrutement" de mineurs sur les réseaux sociaux, puni de sept ans de prison et 150 000 euros d'amende.

Une procédure pénale officieuse pour préserver des techniques d'enquête

Toujours dans l'objectif de faciliter les investigations, le Sénat s'est inspiré de la Belgique en introduisant dans le texte la création d'un "procès-verbal distinct", parfois surnommé "dossier-coffre", dans lequel seraient stockées des informations recueillies via des techniques spéciales d'enquête (surveillance, infiltration, sonorisation...). "Nos dossiers judiciaires sont régis par le principe du contradictoire et on expose tout ce que l'on fait, ce qui permet aux trafiquants de savoir comment ils ont été interpellés et de pouvoir s'adapter", avait expliqué Sophie Aleksic, magistrate spécialisée dans la criminalité organisée, devant la commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic, un an plus tôt.

Ces éléments seraient donc cachés dans la procédure, y compris aux avocats de la défense, et ne pourraient être utilisés au procès, afin de garantir le principe du contradictoire. A deux exceptions près, lorsque ces éléments sont "d'intérêt exceptionnel pour la manifestation de la vérité" et lorsque "la vie ou l'intégrité physique d'une personne" est mise en jeu. De quoi faire bondir les pénalistes. "Un tel dispositif juridique battrait en brèche le droit de chacun à un procès équitable", dénonce dans La Tribune dimanche Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux.

Une refonte du régime des "repentis", sur le modèle italien

Les sénateurs ont aussi regardé du côté de l'Italie pour adapter le régime des repentis, considéré comme sous-exploité en France par rapport à son utilité pour repérer les têtes de réseaux criminels. Sur le modèle de la loi antimafia italienne, le statut serait ainsi rendu plus attractif, pouvant aller jusqu'à un système d'immunités de poursuites. Il est également élargi aux personnes ayant commis un crime de sang. Les élus ont toutefois prévu des garanties : si la personne repentie qui dénonce un ou plusieurs trafiquants "a effectué des déclarations volontairement inexactes ou incomplètes ou si elle commet une nouvelle infraction ou viole l'un des engagements pris dans le cadre de la convention qu'elle a conclue avec l'autorité judiciaire", l'immunité accordée "prend fin de plein droit", précise le texte.

Ce statut de repenti modifié passera-t-il néanmoins le cap de l'Assemblée ? "Je souhaite que les mesures qui renforcent notre Code pénal soient maintenues, tel que ce nouveau statut de repenti et le procès-verbal séparé, observe auprès de franceinfo le sénateur Etienne Blanc. Je sais qu'il y a une montée au créneau de certains mais le Code de procédure pénale n'est plus adapté à la situation actuelle de ce déferlement de la criminalité organisée."

Un nouveau régime carcéral "exceptionnel" pour les détenus les plus dangereux

Cette disposition ne figure pas dans le texte voté au Sénat mais doit être débattue en commission puis en séance publique à l'Assemblée nationale, à partir du 17 mars. Parmi les 500 amendements déposés, figurent en effet ceux du ministre de la Justice, visant à créer un nouveau régime carcéral "exceptionnel" pour les détenus les plus dangereux. "Afin de ne pas revivre les assassinats des agents pénitentiaires lors de l'affaire Amra", dont l'évasion à l'aide d'un commando armé a fait deux morts, "j'aurai besoin du soutien des députés pour adopter un nouveau régime carcéral d'isolement, inspiré de la lutte antimafia italienne", a expliqué Gérald Darmanin au Figaro.

Les détenus concernés seraient affectés dans une prison de haute sécurité, du type de celle de Condé-sur-Sarthe où est incarcéré Mohamed Amra, "pour quatre ans renouvelables, par décision ministérielle, comme en Italie", selon le garde des Sceaux. Leur audition par le juge d'instruction se ferait par "visioconférence", sauf avis contraire du magistrat, leurs parloirs se tiendraient via des hygiaphones et seraient suivis d'une "fouille systématique". Ce régime réduirait aussi à "deux ou trois fois par semaine" l'accès à des téléphones fixes et supprimerait leur droit aux unités de vie familiale, où certains détenus peuvent passer du temps avec leurs proches.

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