Enquête "Certaines situations sont délirantes" : ces questions qui se posent après la mort de cinq jeunes sur leur lieu de travail en deux mois

Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Alexandre Berthaud
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7min
Depuis le 30 avril, cinq jeunes ont perdu la vie en entrepris (Pancake Pictures / Getty)
Depuis le 30 avril, cinq jeunes ont perdu la vie en entrepris (Pancake Pictures / Getty)

Depuis le 30 avril, quatre mineurs et une stagiaire de 19 ans sont morts au travail. Plusieurs enquêtes mettent en cause le respect des normes de sécurité de la part des entreprises. Pointés du doigt, la multiplication des stages et les faibles moyens de l’inspection du travail.

Le 18 juin 2025, sur les quais de déchargement du magasin Gifi, à Saint-Lô dans le département de la Manche. Un homme s'occupe, au volant d'un chariot élévateur, d'entreposer la marchandise récemment livrée, en l'occurrence des palettes de chaises. Le stagiaire de seconde, Axel, 16 ans, est là quand une palette commence à être déséquilibrée. On lui demande alors son aide. La palette s'écrase sur l'adolescent. Axel meurt peu de temps après son arrivée à l'hôpital.

"Le stagiaire en observation n'avait pas à être là", explique une source judiciaire à la cellule investigation de Radio France. Une enquête préliminaire pour homicide involontaire a été ouverte par le parquet de Coutances. Au vu des premiers éléments, la responsabilité de l'entreprise GIFI pourrait être engagée. Selon nos informations, le conducteur du chariot élévateur n'avait pas le CASES (Certificat d'Aptitude à la Conduite en Sécurité) nécessaire pour le maniement d'un tel engin. Contactée, l'entreprise ne nous a pas répondu.

Des enquêtes pour homicides involontaires

Le cas d'Axel est malheureusement loin d'être isolé. En un peu plus de deux mois, trois autres mineurs sont morts en entreprise. Le 30 avril, un apprenti de 15 ans, Lorenzo, meurt percuté par un engin de chantier à Saint-Martin-du-Var, dans les Alpes-Maritimes. Le 18 mai c'est au tour de Lucas, 17 ans, de succomber à ses blessures, deux jours après avoir été écrasé par une poutre métallique dans une usine de Semur-en-Brionnais, en Saône-et-Loire. Le 4 juillet, un stagiaire en milieu agricole âgé de 16 ans est mortellement entraîné au fond d'une mare par un engin agricole à Vivy (Maine-et-Loire).

Quatre décès avec à chaque fois des enquêtes préliminaires ouvertes pour "homicide involontaire". Une qualification juridique qui n'a rien d'automatique en cas de mort au travail. Ainsi, après le décès d'une jeune stagiaire de 19 ans sur une exploitation agricole, le 26 juin dernier, à Casseret (Corrèze), percutée par un taureau, une enquête en "recherche des causes de la mort" a été ouverte.

Des contrôles assouplis

Comment éviter ces drames à répétition ? "Nous sommes contre le travail des mineurs sur les chantiers ou les sites industriels risqués. Certaines situations sont délirantes", répond Frédéric Mau, président de l'OPPBTP (Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics). Pour lui, les conditions de sécurité ne sont plus remplies. "Quand j'étais jeune et que je commençais à aller sur un chantier, je collais aux basques de mon responsable. J'étais vraiment accompagné. Ce n'est plus le cas dans les entreprises aujourd'hui".

D'autant plus que les lois régissant le travail des mineurs en formation professionnelle ont été assouplies depuis le décret Rebsamen (du nom de l'ancien ministre du Travail, François Rebsamen) du 17 avril 2015. La visite préalable d'un inspecteur du travail n'est plus obligatoire afin d'obtenir une dérogation pour faire effectuer certains travaux aux jeunes (travail en hauteur, manipulation de machines, exposition à des produits). L'employeur doit simplement informer les jeunes des risques, des conditions d'utilisation de certains équipements et permettre à l'inspection du travail de procéder à des contrôles inopinés.

Renforcer la formation à la sécurité

Interrogé sur ce point, le ministère du Travail indique qu'il n'est pas prévu de revenir sur ces décrets, tout en précisant que la ministre, Astrid Panosyan-Bouvet, a fait de la sécurité au travail "une priorité personnelle forte". Vendredi 11 juillet, la ministre chargée du travail et de l'emploi a annoncé une série de mesures dont deux ciblent prioritairement les "publics fragiles", jeunes et intérimaires.

Astrid Panosyan-Bouvet souhaite "renforcer l'obligation actuelle de formation à la sécurité" pour ceux qui arrivent pour la première fois en milieu professionnel. "Ça va dans le bon sens mais c'est incomplet", estime Gérald Le Corre, inspecteur du travail et représentant CGT au Conseil d'orientation des conditions de travail. "Ce serait une bonne nouvelle d'avoir un référentiel, mais ça ne peut pas se limiter au premier emploi. Il faut que cette obligation s'applique à chaque fois".

"Dans les faits, les jeunes qui arrivent savent des choses. L'entreprise leur montre des vidéos sur la sécurité. Mais une fois sur le chantier, c'est un peu : ‘débrouille-toi'."

Le président de l'OPPBTP, Frédéric Mau

à franceinfo

Un inspecteur du travail pour 11 000 salariés

Autre mesure annoncée par le ministère du Travail : les entreprises condamnées pour "faute inexcusable", "homicide involontaire" ou "blessures involontaires" ne pourront plus recruter. Dans les faits, l'inspection du travail a déjà le droit d'interdire à tel ou tel organisme d'accueillir un alternant sans décision de justice préalable, mais si les agents publics estiment qu'il existe un "danger imminent" (physique ou moral). "On ne voit pas ce que la mesure apporte. On espère surtout que ça n'affaiblira pas le dispositif actuel", commente Gérald Le Corre qui relève surtout un problème de moyens.

En France, on compte désormais un inspecteur du travail pour 1200 entreprises, soit environ 11 000 salariés. "Évidemment que toutes les infractions ne peuvent pas être relevées. Et le ministère nous affirme que certains départs à la retraite ne seront pas remplacés, donc les effectifs vont encore baisser", regrette l'inspecteur du travail.

Facteur aggravant : le risque chimique

Autre interrogation : parmi les mesures annoncées par la ministre du travail, aucune ne prend en compte le risque chimique. "Ce qu'ont montré les connaissances scientifiques les plus récentes, c'est que plus les personnes évoluant en entreprise sont jeunes, plus les conséquences sur la santé peuvent être importantes", détaille Zoé Rollin, maîtresse de conférence à l’université Paris Cité, Cerlis, chercheuse associée au GISCOP 93 (groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle) et ETTIS-INRAe. En théorie, les jeunes devraient donc être davantage protégés de ces risques, alors que selon une étude de l'ETUI (European trade union institute), 1 500 toxiques et reprotoxiques sont autorisés dans le monde du travail en Europe.

Selon la chercheuse, les secteurs les plus touchés sont l'agriculture – on y commence les stages parfois dès 14 ans – le BTP, la mécanique, les métiers de l'esthétique et de la coiffure. "Les effets des risques chimiques se voient plusieurs années après, ils sont donc plus difficiles à prévenir. L'écart est colossal entre les connaissances scientifiques et la manière de les prendre en compte dans les dispositifs légaux", constate Zoé Rollin, qui déplore elle aussi l'assouplissement des normes pour les personnes en formation et les baisses d'effectifs dans l'inspection et la médecine du travail. La spécialiste rappelle l'estimation de l'ETUI : entre 100 000 et 130 000 personnes meurent chaque année en Europe suite à l'exposition à des produits chimiques dans le cadre du travail.


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