: Entretien "On ne prend pas la mesure de ce qu'il se passe" : la 'Ndrangheta, la mafia calabraise, s'est-elle infiltrée en France ?

Depuis qu'une famille de pizzaïolos, affiliée à la mafia calabraise 'Ndrangheta – l'une des organisations criminelles les plus puissantes au monde – a été mise en examen lundi 7 juillet pour "blanchiment en bande organisée", des questions émergent. L'enquête avait révélé des chiffres d'affaires anormalement élevés. Parallèlement, des experts avaient indiqué que cette famille, originaire de Calabre et jusque-là inconnue de la justice, était en réalité liée à la 'Ndrangheta.

Alors que cette mafia est implantée dans plus de quarante pays, en étant impliquée dans des affaires financières, des trafics de drogues, de la contrebande et du racket, comment peut-on analyser ce phénomène en France ? L'historienne Charlotte Moge, spécialiste des mafias italiennes et du mouvement anti-mafia, répond à trois questions pour franceinfo.

franceinfo : Pourquoi et pour quels intérêts la mafia 'Ndrangheta vient-elle s'implanter en France ?

Charlotte Moge : Ce n'est pas surprenant, cela fait des décennies que les mafias italiennes sont présentes en France. La 'Ndrangheta est déjà présente dans le nord-ouest de l'Italie depuis les années 1950-1960. Le fait qu'elle s'installe en Haute-Savoie, dans une région très riche et frontalière avec la Suisse, est cohérent avec le blanchiment d'argent. Ils sont déjà présents sur la Côte d'Azur pour les mêmes raisons, car ils ont des liquidités suffisantes pour acheter, par exemple, des appartements de standing entre Nice et Menton. Ils ne s'arrêtent pas aux frontières, d'où leur présence en France.

La France a toujours été une base arrière logistique pour les mafias italiennes. La caractéristique de la 'Ndrangheta, c'est son expansion hors de la Calabre, souvent au gré des migrations. Elle ne fonctionne pas comme les autres mafias, la famille mafieuse correspond à la famille de sang et les membres qui s’installent ailleurs sont des sortes d’antennes pour la maison mère, et s’implantent de manière durable, sur plusieurs générations. D'autre part, blanchir de l'argent en France, c'est intéressant, car il n'y a pas, dans le droit français, de "délit d'association mafieuse". Il n'y a donc pas de confiscation des biens automatiques – sauf après une procédure judiciaire extrêmement longue – a contrario de ce qui se passe en Italie.

C'est important de rappeler que le blanchiment n'est pas du tout secondaire dans leurs activités. Des procureurs en Italie estiment à 30 milliards d'euros leur chiffre  d'affaires par an, avec les seuls revenus provenant de la drogue. Ils ont besoin de blanchir cet argent, et même s'ils ont des sociétés écrans, etc, ils ont besoin de commerces de bouche implantés dans le territoire, qu'ils peuvent fermer et ouvrir rapidement et facilement. C'est aussi un endroit où différentes figures peuvent se croiser, un peu comme un hub.

Est-ce que cette mafia est liée à d'autres activités illégales en France ?

La mafia calabraise n'est jamais monotâche, donc c'est une erreur de croire qu'elle n'effectue que du blanchiment d'argent en France. Mais pour le moment, les enquêteurs n'ont réussi qu'à prouver cette partie, car plus visible, et cela reste très compliqué parce que ce sont de vrais professionnels.

Il y a quelques années, il y a eu des cas découverts par la JIRS (juridiction inter-régionale spécialisée) de Marseille. La 'Ndrangheta était liée à la criminalité française par un trafic de stupéfiants. Il y a des liens d'affaires entre les criminels, comme des échanges de drogues – par exemple du haschich contre de la cocaïne. Mais ils ne seront jamais concurrents avec d'autres réseaux en France, ce n'est pas du tout la même échelle, la 'Ndrangheta est tout en haut de la pyramide. Elle est l'un des plus gros importateurs de cocaïne en Europe. 

"Le prestige de cette mafia est tel qu'elle peut se permettre de payer les livraisons de cocaïne à réception. Cette légitimité criminelle est construite depuis les années 1990, grâce à leurs relations avec des narcotrafiquants des cartels sud-américains."

Charlotte Moge, historienne spécialiste de l'anti-mafia et des mafias italiennes

à franceinfo

Les autorités françaises ont-elles véritablement conscience de son implantation ?

Je pense qu'il faut s'attendre à découvrir d'autres infiltrations mafieuses dans d'autres lieux. Et il serait très naïf de croire que les mafieux seraient présents à un seul endroit. La France n'est pas un cas unique, puisqu'ils sont présents partout en Europe, et dans le monde. Mais elle a cette particularité d'être au croisement de l'Espagne, de la route de l'Afrique du Nord et de l'Europe du Nord.

La 'Ndrangheta est très présente à Rotterdam et Anvers, qui sont les plus gros ports d'entrées. Mais il y a aussi une présence à Barcelone. Maintenant, se pose la question du port du Havre. Pour l'instant, il n'y a pas eu de présence attestée, mais ils peuvent sous-traiter certaines missions et donc ne pas être présents directement. Le fait que cette mafia soit depuis très longtemps présente sur la Côte d’Azur, de mon humble point de vue, cela ne peut pas être déconnecté du port de Marseille. D'autant plus, lorsque la cocaïne passe sur les routes de l'Afrique de l'Ouest.

J'aimerais pouvoir dire que les autorités ont conscience de ce phénomène. Mais il y a une méconnaissance des spécialités structurelles, historiques, sociétales, dans leur fonctionnement et dans leurs modalités d'expansions. Donc, je pense qu'on ne prend pas la mesure de ce qu'il se passe. Et en même temps ce sont des professionnels, donc si on ne cherche pas de preuves, on ne risque pas d'en trouver.