Enquête Menaces, corruption... Quand les narcotrafiquants ciblent les greffiers du ministère de la Justice

Publié
Temps de lecture : 7min - vidéo : 6min
Article rédigé par L'Oeil du 20 heures
France Télévisions

Les greffiers sont les petites mains de la justice : retranscription de procès, transmission de documents, archivage... Ces fonctionnaires, de fait très bien renseignés, sont devenus une cible pour des trafiquants influents.

À la prison de Meaux, cette simple demande de documents d'une juge d'instruction aurait dû être anodine. Sur une enquête de trafic de stupéfiants, elle demande alors à voir la fiche pénale d'un détenu.

Celui-ci est suspecté d'avoir aidé Firat C., tête de réseau, expert en blanchiment et derrière les barreaux. La fiche en mains, la juge note tout de suite des détails incohérents : des mentions ont été effacées, des dates modifiées, la peine de prison est passée de 4 ans à 4 mois. La libération, programmée pour novembre 2026, est avancée à mars 2023, selon ce document officiel manifestement faux.

De 20 000 à 60 000 euros proposés

En tirant le fil, les juges remarquent aussi que des documents ont été détruits, pour faire tomber des procédures. Très vite, ils identifient et mettent en examen deux agents de greffe pénitentiaire, dont Mellila B., pour corruption.

En attendant son procès, elle reconnaît une partie des faits. Elle dit avoir agi sous la contrainte, intimidée devant son domicile par des complices du trafiquant : "Il m'a dit, en me tenant le cou : 'Ecoute-moi bien. On connaît le prénom de ta sœur, tes parents habitent dans le Nord, ose nous désobéir et c'est à eux qu'on s'attaquera.' Je voulais en parler à ma responsable, mais j'avais peur, je n'étais pas bien. J'étais tellement stressée que j'ai fait une tentative de suicide", explique-t-elle en audition.

Les trafiquants lui auraient aussi proposé, dit-elle, d'importantes sommes d'argent, de 20 000 à 60 000 euros. Une rémunération qu'elle aurait toujours refusée, selon son avocat Martin Vettes : "Elle a été intimidée, menacée, mise sous pression. C'est pour ça qu'elle a finalement accepté de le faire.", déclare-t-il.  "Elle a refusé cette somme d'argent, elle a voulu sortir de l'engrenage, mais c'était trop tard. Quand vous avez accepté de rentrer dans le jeu, vous ne pouvez pas en sortir, tant que les personnes n'ont pas obtenu ce qu'elles voulaient", conclut-il.

"On fabrique l'erreur, afin d'obtenir la remise en liberté sur un vice de procédure."

Franck Rastoul, procureur général d'Aix-en-Provence.

A "L'Œil du 20 Heures"

Si les trafiquants sont prêts à corrompre des fonctionnaires, c'est que cette méthode a un intérêt : ils peuvent obtenir leur libération. Des procureurs, en pointe contre le narcotrafic, ont même trouvé un nom à cette ruse : l'évasion judiciaire. "Ça consiste à fabriquer un vice de procédure pour obtenir sa liberté, comme mettre une date qui n'est pas la bonne sur une demande afin de la rendre hors délai. On fabrique l'erreur, afin d'obtenir la remise en liberté sur un vice de procédure", explique Franck Rastoul, procureur général d'Aix-en-Provence. "Je pense que les trafiquants ont compris que c'était plus facile de jouer là-dessus, que d'envoyer éventuellement un hélicoptère au-dessus d'une prison."

Des affaires rarissimes, selon le ministère de la Justice

À peine trois l'an dernier, concernant le corps des greffiers stricto sensu, selon le ministère de la Justice mais le problème est-il sous-estimé ?

Une greffière, passée par la prison d'Aix et mise en examen pour avoir transmis des éléments d'enquête est catégorique. Dans une lettre obtenue via son avocate, elle affirme que beaucoup de ses collègues consultent de façon abusive les logiciels internes pour se renseigner sur d'autres dossiers. Les 22 000 greffiers sont pourtant soumis au secret professionnel, mais les infractions sont difficiles à repérer et souvent découvertes par hasard. 

Exemple en Essonne. Alors que les policiers écoutent un narcotrafiquant, sa petite amie l'appelle pour le prévenir qu'il est ciblé par une enquête. "J'ai une pote, elle est greffière, elle m'a dit des trucs", confie-t-elle au téléphone, sans se savoir de fait écoutée. Très vite, les policiers identifient cette greffière indiscrète. Son histoire commence il y a deux ans. Son diplôme en poche, elle est nommée dans un tribunal proche de son domicile, à Évry. Sa hiérarchie décide alors de la nommer dans un service sensible : celui du juge des libertés et de la détention, le JLD.

Elle témoigne pour la première fois auprès de L'Oeil du 20H : "On a accès à plein d'actes dont les géolocalisations, les mises sur écoute, les perquisitions, etc. C'est le JLD qui va décider de tout ça. Donc j'ai accès aux dossiers. Si on me demande de faire un acte sur un dossier, j'aurai forcément accès à l'intégralité du dossier."

Deux mois plus tard, justement, elle tombe sur l'enquête ouverte pour trafic de stupéfiants et note dans le dossier le nom d'une très bonne amie. La justice s'apprête à la placer sur écoute : "Je suis un peu surprise, et je panique. Sur le moment, je ne sais pas trop comment réagir. Je me demande ce qu'il se passe. Je me dis : pourquoi elle est impliquée là-dedans ? Pour sa vie personnelle, ça va peut-être lui faire des problèmes. Les sentiments personnels prennent le dessus sur le travail. Je traite la requête, je fais mon boulot, mais je ne réfléchis pas, et je l'avertis qu'elle a une mise sur écoute sur son téléphone."

L'enjeu de la formation déontologique des greffiers

Depuis, elle a depuis été condamnée puis radiée. Son avocat, Saïd Harir, regrette cependant que les investigations ne soient pas allées plus loin. Selon lui, les supérieurs hiérarchiques des greffiers devraient être plus prévenants vis-à-vis de ce risque : "Personne ne l'a alertée, personne ne lui a dit : "attention, tu vas entrer dans un service où tu vas signer des actes extrêmement graves, extrêmement attentatoires aux libertés. Tu peux voir, comme tu as grandi dans cette ville, des gens avec qui tu as grandi, des gens avec qui tu es en lien."

Contactée, son ancienne directrice, toujours en poste, n'a pas souhaité s'exprimer. Face au problème, le ministère met en avant la formation. Un cursus qui serait "trop pauvre", selon certains syndicats : "On a fait un choix politique d'une formation centrée sur la procédure, de plus en plus complexe, au détriment de la déontologie. C'est regrettable", déplore Isabelle Besnier-Houben, déléguée FO-Greffes.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.