"Beaucoup de collègues ne veulent pas en entendre parler" : pourquoi la police et la justice peinent à reconnaître les agressions LGBTphobes
A l'occasion de la Journée mondiale contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie, le 17 mai, des victimes, des avocats et des associations réclament que les agressions LGBT+ soient mieux prises en charge par les forces de l'ordre et les magistrats.
Elias* aurait pu mourir le 20 juillet 2023. Ce soir-là, l'enseignant et sa fiancée Mélanie* attendent le métro à Paris. Sur le quai, les conjoints semblent attirer l'attention d'un groupe d'adolescents. Ont-ils reconnu Mélanie, femme trans récemment invitée d'une émission de télévision populaire ? Prennent-ils offense du tee-shirt moulant rose porté par Elias, "un vêtement pouvant laisser penser que j'étais gay" ? A l'arrivée du métro, le groupe tente de pousser l'enseignant sur les rails, relate sa plainte. Sauvé par sa compagne, Elias est néanmoins frappé aux bras et au visage par les adolescents. De son côté, Mélanie, qui filme la scène, est visée par un crachat, avant que les agresseurs ne s'enfuient.
L'un d'entre eux doit comparaître devant le tribunal correctionnel l'été prochain pour "violences en réunion et dans un moyen de transport collectif". A la surprise du couple et de son avocat, le parquet n'a pas considéré qu'Elias et Mélanie avaient été visés en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à la communauté LGBT+. Cibler une personne compte tenu de son orientation sexuelle ou de son identité de genre constitue en effet une circonstance aggravante, selon l'article 225-1 du Code pénal. En cas de condamnation, la peine de l'auteur est alors alourdie. Comme Elias et Mélanie, des victimes, des avocats et des associations rapportent à franceinfo leurs difficultés à faire reconnaître le caractère LGBTphobe d'agressions auprès des forces de l'ordre et de la justice.
Des plaintes mal qualifiées...
Le mobile discriminatoire est parfois omis dès le début de la procédure. Dans plus d'un quart des plaintes relatives à des actes LGBTphobes, l'agent ne retient pas de qualification faisant état d'une discrimination, relevait la chercheuse Flora Bolter en 2023 dans un rapport (PDF) pour le Conseil de l'Europe. Et ce, alors que les éléments pour le faire figuraient bien dans la plainte.
Comment l'expliquer ? "Les forces de l'ordre peuvent estimer que ce n'est pas pour ça que l'agression a eu lieu, que la victime était au mauvais endroit, au mauvais moment", avance Julia Torlet, présidente de SOS Homophobie. Dans les cas d'agressions de personnes transgenres, "si la victime ne 'fait' pas suffisamment trans, on va dire qu'elle ne peut pas avoir été discriminée en raison de sa transidentité", ajoute Giovanna Rincon, directrice de l'association Acceptess-T.
Dans le cas où des insultes ont été prononcées, "certains fonctionnaires inciteraient à ne pas 'surinterpréter' [ces termes], notamment quand l'auteur des faits est LGBTI+, quand la victime ne l'est pas ou quand il n'est pas prouvé que l'auteur avait connaissance de l'orientation sexuelle ou de l'identité de genre de la personne", note Flora Bolter dans son rapport.
... malgré des consignes claires
Pourtant, une circulaire (PDF) du ministère de la Justice de 2017 précise qu'il n'est pas nécessaire de connaître les "motivations" de l'auteur, qui sont "par nature très difficiles à établir". Pour attester du caractère discriminatoire, les "propos, écrits, images, objets ou actes" LGBTphobes qui accompagnent, précèdent ou suivent l'infraction sont suffisants.
"Vous avez parfois des erreurs commises, des choses maladroites", reconnaît Alain Parmentier, référent national LGBT+ du syndicat Alliance, qui pointe la formation "insuffisante" aux LGBTphobies des policiers sur des sujets encore "tabous".
"Très honnêtement, il ne faut pas être sortis de l'ENA pour reconnaître une agression homophobe."
Antoine*, commissaire de policeà franceinfo
"La police est à l'image de la société : il y a des gauchos, des fachos, des homophobes, des gens intelligents et des gens bêtes… Mais c'est plus dramatique quand on est investi de la puissance publique", poursuit cet officier du sud de la France.
La circonstance aggravante parfois oubliée par la justice
La suite de la procédure judiciaire est aussi semée d'embûches. Même lorsque les auteurs de l'agression sont retrouvés, la circonstance aggravante liée à l'orientation sexuelle ou à l'identité de genre de la victime peut être écartée à l'issue de l'enquête ou lors du procès. "Souvent, j'ai des dossiers où le mot 'homosexuel' revient tout le temps dans la plainte, et ensuite, lorsque des poursuites sont engagées, il disparaît complètement des qualifications retenues par le parquet", se désole l'avocat Gérald Bès.
"Dans quasiment tous mes dossiers, je dois me battre pour faire intégrer la dimension homophobe de l'acte dont ont été victimes mes clients."
Gérald Bès, avocatà franceinfo
Comme chez certains policiers, il existe "un problème de compréhension" des LGBTphobies au sein de la magistrature, avance l'avocat Etienne Deshoulières. Dans un dossier de séquestration et de viol d'un jeune militant LGBT par deux hommes, le procureur avait déclaré la circonstance aggravante liée à l'orientation sexuelle "irrecevable", se remémore-t-il. "Pour lui, il n'était pas possible de commettre un viol tout en étant homophobe. Or, beaucoup de ces dossiers sont liés à un rejet de l'auteur de sa propre homosexualité, à de la haine de soi."
Cette mauvaise compréhension se retrouve aussi dans les affaires de transféminicides, ces meurtres qui visent des femmes trans, en grande majorité prostituées. "On invisibilise le mobile transphobe en mettant majoritairement l'accent sur le fait que la victime était dans un lieu de prostitution, ou que le meurtre est survenu après une altercation avec un client", relève Giovanna Rincon. Or, "ce sont des cibles faciles car elles cumulent des situations de vulnérabilité : ce sont des femmes, trans, étrangères et racisées". L'activiste regrette que la circonstance aggravante de la transphobie n'ait pas été retenue dans le procès en appel des meurtirers de Vanesa Campos.
Des enquêtes longues qui demandent des moyens
Si la dimension LGBTphobe est parfois absente des dossiers, c'est aussi en raison des difficultés à recueillir des preuves, assurent policiers et magistrats. "Les agressions sont souvent commises à l'abri des regards et sans témoin", relève Antoine.
"Si les violences peuvent être vérifiées par les blessures, pour les insultes homophobes, c'est parole contre parole. Et on ne peut pas toujours les vérifier quand l'auteur les nie."
Antoine, commissaire de policeà franceinfo
Dans ces cas-là, "on regarde s'il y a de la vidéosurveillance, on vérifie les antécédents judiciaires du suspect voire ses réseaux sociaux", ajoute Antoine. "On a parfois des preuves plus difficiles à retenir, nécessitant d'interroger le suspect sur ses convictions sur tel et tel sujet, ses recherches en ligne, etc.", abonde Marie Dubarry De Lassalle, référente discrimination au sein du parquet de Paris. Mais la justice n'a pas toujours le temps ou les moyens d'investigations poussées. "Au parquet, on est dans une problématique de gestion du flux des dossiers et de réponse rapide", pointe Laurène*, une magistrate en région parisienne.
Certains fonctionnaires préfèrent alors "ne pas retenir" la circonstance aggravante liée à la discrimination LGBTphobe par crainte qu'elle "fragilise leur dossier", faute de preuves, souligne Aurélie Dey, commandant de la division de lutte contre les crimes de haine à la gendarmerie nationale. Ce choix est parfois soutenu par les avocats des victimes, "pour accélérer la procédure ou pour la simplifier", et obtenir justice plus rapidement, relève Julia Torlet. Or, si le caractère discriminatoire n'est pas retenu dès le début de la procédure judiciaire, "on n'a aucune chance" de le voir reconnu à l'audience, "car les actes d'enquête nécessaires ne seront pas faits", pointe Marie Dubarry De Lassalle.
Une prise en charge qui s'améliore néanmoins
En 2024, 4 800 infractions anti-LGBT+ ont été recensées par les forces de l'ordre – des violences physiques et des menaces dans plus d'un cas sur dix. Combien d'autres ne sont pas comptabilisées, car les forces de l'ordre et la justice ne retiennent pas le motif discriminatoire ? Impossible à dire. L'ensemble des acteurs assure néanmoins que la prise en charge de ces dossiers s'améliore.
Ces dernières années, les ministères de l'Intérieur et de la Justice ont principalement développé deux outils : la formation des personnels et la nomination de référents. En 2023, la Commission nationale consultative des droits de l'homme constatait dans un rapport (PDF) que la formation des forces de l'ordre et des magistrats s'était développée, mais devait encore être "renforcée", notamment pour les personnes déjà en poste. "Les gens qui choisissent ces formations sont souvent déjà sensibilisés, les magistrats les plus homophobes ne sont pas formés à ces sujets", pointe Laurène. "Beaucoup de collègues ne veulent pas entendre parler de toutes ces questions-là", ajoute Jérôme Gigou, secrétaire général du syndicat policier Vigi. La Place Beauvau s'était engagée à former 100% des policiers et gendarmes aux LGBTphobies d'ici mai 2024. Contacté par franceinfo, le ministère n'a pas répondu à nos questions sur l'avancement de ce projet.
Le bilan de la nomination de référents est aussi en demi-teinte. "De nombreux commissariats [n'en] sont pas dotés. Même quand ils existent, ils souffrent parfois d'un défaut de visibilité, d'une définition floue de leur mission ou encore d'une formation insuffisante", pointe la Commission nationale consultative des droits de l'homme. "Au lieu de faire appel au volontariat, l'administration nomme des gradés", regrette Alain Parmentier.
"Lorsque vous avez un jeune gardien de la paix qui doit prendre une plainte, il ne va pas aller frapper au bureau du commissaire s'il a un problème. Et pour peu que vous ayez à ce poste une personne hostile [aux personnes LGBT+], rien n'avance."
Alain Parmentier, référent national LGBT+ du syndicat Allianceà franceinfo
Pour s'assurer d'un suivi judiciaire adéquat, les victimes, les associations et les avocats spécialisés développent des stratégies de contournement. Rémi, insulté et agressé en compagnie de deux amis à la sortie d'un bar gay à Nîmes (Gard), en novembre 2024, a médiatisé son agression après que le parquet n'a pas reconnu le caractère homophobe de celle-ci. A la suite d'un "complément d'enquête", la procureure a retenu la qualification d'"injures publiques en raison de l'orientation sexuelle" des victimes, confirme-t-elle à franceinfo, niant le lien avec la médiatisation du dossier.
L'association Acceptess-T aide de son côté les victimes à "se remémorer l'agression, pour mentionner dans la plainte les détails qui permettent de caractériser la transphobie, comme le nombre de fois où l'agresseur les a traitées de 'travelo'", explique Giovanna Rincon. L'avocat Gérald Bès fait lui usage de "pédagogie" vis-à-vis des magistrats : "Je leur dis qu'on a besoin d'eux pour ne pas passer sous silence le caractère homophobe des agressions."
"Ne pas reconnaître le caractère LGBTphobe d'une agression, c'est ne pas reconnaître que la victime LGBT+ est une cible. C'est lui dire que personne ne la protège, et ça renforce ce sentiment de citoyen de seconde zone."
Julia Torlet, présidente de SOS Homophobieà franceinfo
Cette reconnaissance est aussi importante pour la "rééducation" de l'auteur, pointe Etienne Deshoulières. "Ça ne sert à rien de punir de manière aveugle : si on ne comprend pas le mobile de l'action, la justice est inutile."
* Le prénom a été modifié.
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