Interview "Etablir une résonance avec le présent" : au Mémorial de la Shoah à Paris, "Les Immortels" lèguent le flambeau de la transmission à la jeune génération

Article rédigé par Audrey Abraham
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
L'exposition "Les Immortels" se tient jusqu'au 30 juin 2025 au Mémorial de la Shoah à Paris. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
L'exposition "Les Immortels" se tient jusqu'au 30 juin 2025 au Mémorial de la Shoah à Paris. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Comment poursuivre le devoir de mémoire à travers les générations alors que l'année 2025 marque les 80 ans de la libération des camps de concentration ? C'est la question que pose l'exposition "Les Immortels", au Mémorial de la Shoah à Paris.

Depuis début janvier et jusqu'au 30 juin, le Mémorial de la Shoah à Paris rend hommage aux derniers survivants à travers une exposition vidéo inédite, également disponible sur YouTube. Cinq rescapés racontent leur histoire, les yeux dans les yeux, à cinq adolescents venus de tous horizons.

Les échanges ont été filmés par Eric Toledano et Olivier Nakache. Les Immortels questionne les moyens de transmission de la mémoire aux jeunes générations malgré les effets du temps. Chaque vidéo se conclut par une promesse formulée par les jeunes : "Je vous promets d'être la mémoire de votre mémoire." Hubert Strouk est responsable du service pédagogique au Mémorial de la Shoah.

franceinfo : L'objectif de cette exposition c'est de lier les jeunes générations et les derniers survivants de la Shoah, tant qu'il est encore temps ?

Hubert Strouk : Alors que la voix de ces témoins faiblit, il était important de créer un échange. Ça a été le travail d'Eric Toledano et d'Olivier Nakache de rendre compte à la fois des témoignages, des rencontres et des visages. Parce que les visages, l'expression, les silences nous disent beaucoup sur ce qu'ont pu vivre ces individus au cours de la Shoah. Les cinq vidéos racontent cinq parcours différents. Celui de Larissa Cain, en Pologne, dans le ghetto de Varsovie, celui d'Yvette Lévy, avec le passage à Drancy, la déportation à Auschwitz, celui de Léon Placek, déporté à Bergen-Belsen, celui de Ginette Kolinka arrêtée à Avignon, déportée dans le convoi 71 à Auschwitz-Birkenau, celui de Judith Elkan-Hervé, avec l'histoire des juifs de Hongrie.

"On a voulu rassembler toutes ces histoires qui sont finalement une histoire commune, celle de la Shoah en Europe."

Hubert Strouk

à franceinfo

Les jeunes [Ervin 18 ans, Camille 14 ans, Anna 14 ans, Tara 18 ans et Nadir 18 ans] n'ont pas été sélectionnés comme pour le casting d'un film. Ils se sont portés volontaires. Et ils ont à peu près le même âge que celui que les survivants avaient pendant la Seconde guerre mondiale. C'est là aussi qu'un véritable pont se crée et que la transmission s'établit. La rencontre est spontanée. Quand ils interrogent les rescapés, c'est la première fois qu'ils les rencontrent. On sent dans ces petits films, de 15 minutes, qu'il y a une véritable rencontre, une découverte de l'autre.

Est-ce que vous constatez que les jeunes générations se sentent moins concernées par la Shoah, qui remonte désormais à plus de 80 ans ?

Le temps nous éloigne de l'événement. Donc ces jeunes n'ont plus de lien direct familial avec les grands-parents. C'est une histoire qui peut sembler éloignée, mais c'est une histoire qui est enseignée dans les programmes scolaires. C'est une histoire que l'on raconte ici quand les jeunes viennent au Mémorial de la Shoah, à Paris et à Drancy. C'est une histoire que nos médiatrices et médiateurs racontent quand ils se déplacent dans les établissements scolaires. Il faut créer des ponts constamment pour que ces jeunes établissent une résonance avec leur présent à travers cette histoire et pour qu'ils puissent comprendre aussi ce qui a pu se jouer durant ces années.

En plus des vidéos, les visiteurs sont invités à découvrir les archives personnelles des derniers témoins de la Shoah. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
En plus des vidéos, les visiteurs sont invités à découvrir les archives personnelles des derniers témoins de la Shoah. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

On reçoit parfois des élèves qui sont à un moment de l'année où ils n'ont pas réellement abordé la question. Donc il y a un petit peu tout à expliquer, plein de choses à leur montrer. Et puis parfois, nous recevons des enseignants qui sont impliqués, qui viennent avec un projet très précis et des élèves qui ont un niveau de connaissance tout à fait estimable. Cela nous permet non seulement d'approfondir, de faire un pas de côté, mais aussi de réfléchir, de poser des questions pour créer ce lien entre le passé et le présent. La connaissance dépend d'un grand nombre de facteurs. Les réponses des élèves, leurs attitudes, leurs questionnements sont souvent très différents. C'est à nous, en tant que médiatrices et médiateurs, d'aller les chercher, de les questionner. 

"Le plus souvent, il y a chez les élèves une envie de comprendre et de s'interroger sur cette période."

Hubert Strouk

à franceinfo

Avez-vous peur qu'un jour, cette mémoire faiblisse ?

Nous n'avons pas peur parce que c'est une histoire documentée. Nous avons des archives nombreuses, des photographies, des témoignages, des gens qui ont été formés pour la transmettre. Mais bien sûr, il y a des craintes de la banalisation, de la relativisation, de comparaisons qui sont parfois abusives. Notre rôle, c'est d'éclairer l'histoire. Ce n'est pas de renoncer à la comparaison, parce que comparer permet aussi de montrer les points communs avec d'autres événements et de singulariser ce qu'a été la Shoah. Donc il y a non pas une peur, mais une vigilance liée à l'éloignement de l'événement.

Nadhir, 18 ans, a rencontré Ginette Kolinka, 100 ans. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Nadhir, 18 ans, a rencontré Ginette Kolinka, 100 ans. (AUDREY ABRAHAM / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Nous avons une réflexion sur ce que signifie transmettre cette histoire en fonction des enfants que l'on reçoit. C'est toute une réflexion scientifique, didactique et pédagogique. On ne transmet pas la même chose à un enfant de dix ans qu'à un enfant de 18 ans. Avec un enfant de dix ans, on va insister sur la question du sauvetage, de la résistance, des Justes qui ont été au cœur du sauvetage des populations juives en France. À 18 ans, on va travailler sur les mémoires de l'événement, se demander pourquoi la Shoah a été à la fois une mémoire vive, mais aussi une mémoire qui a mis du temps à prendre sa place dans la société...

Au Mémorial de la Shoah, "Les Immortels" confient leur histoire aux prochaines générations - Reportage d'Audrey Abraham

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