"Le Désespéré" de Gustave Courbet, un trésor national ignoré qui appartient désormais au Qatar
Le tableau a été prêté pour au moins cinq ans au musée d'Orsay par son actuel propriétaire, Qatar Museums. Issue de collections privées, cette toile iconique a été cédée dans des conditions qui demeurent inconnues, au grand dam des associations de défense du patrimoine.
La surprise ? L'effroi ? L'incompréhension ? Difficile de savoir quel sentiment l'emporte, parmi tous ceux qui composent le visage tourmenté de l'artiste. Le célèbre autoportrait de Gustave Courbet, également nommé Le Désespéré, est exposé au musée d'Orsay depuis mardi 14 octobre, dans le cadre d'un prêt pour environ cinq ans. Le retour de cette huile de petit format (45x54cm) fait figure d'événement. Voilà 17 ans que le public français attendait de retrouver cette icône du courant réaliste, mondialement connue, mais rarement montrée au public.
Les Parisiens avaient pu l'admirer lors d'une rétrospective de 130 œuvres au Grand Palais, entre octobre 2007 et 2008, 30 ans après une précédente rétrospective au même endroit. Le tableau avait ensuite traversé l'Atlantique pour gagner le Metropolitan Museum de New York, de février à mai 2008, avant de revenir en France au musée Fabre de Montpellier (Hérault), du 14 juin au 28 septembre 2008. L'autoportrait avait ensuite été présenté dans le cadre d'une autre rétrospective présentée à la Schirn Kunsthalle de Francfort (Allemagne), d'octobre 2010 à janvier 2011. Puis plus rien.
Son prêt au musée d'Orsay replonge la peinture dans la lumière. On découvre que le tableau est désormais la propriété de Qatar Museums, l'organisme de développement des musées de l'émirat. Cette information, confirmée à franceinfo par un porte-parole, figure également dans un arrêté paru au Journal officiel sur le caractère insaisissable de l'œuvre pendant toute la durée du prêt – une procédure habituelle lors de telles expositions temporaires.
Une œuvre accrochée à Doha en 2030
Al Mayassa bint Hamad al-Thani, sœur de l'émir du Qatar, affichait un sourire radieux aux côtés de la ministre de la Culture, Rachida Dati, lors de la présentation de l'œuvre à la presse, mardi. La princesse régulièrement citée parmi les personnalités les plus influentes du monde de l'art dans le classement du magazine ArtReview, elle a pris la tête de Qatar Museums en 2013, après l'acquisition des Joueurs de cartes, de Paul Cézanne, pour la bagatelle de 250 millions de dollars. L'agence qatarienne dépensait alors un milliard de dollars en œuvres d'art, selon les estimations de la revue spécialisée.
Qui a vendu le tableau à des acheteurs qatariens ? Le nom de la BNP Paribas est parfois cité, car il figure dans les crédits iconographiques accompagnant les rétrospectives de 2007 et 2008. Contactée par franceinfo, toutefois, la banque nie formellement avoir été en possession de l'œuvre, à travers son fonds d'investissement consacré à l'art. Elle précise avoir seulement prêté son concours aux démarches administratives de l'époque, afin de permettre les prêts aux musées concernés. Contactée par franceinfo, Qatar Museums n'a pas souhaité donner de détails sur l'entité qui a finalisé l'acquisition. La date et le montant de la transaction restent donc inconnus, tout comme le nom du ou des vendeurs.
L'autoportrait de Gustave Courbet, à terme, rejoindra les collections du musée Art Mill, dont l'ouverture est prévue en 2030 à Doha, capitale du Qatar. Mais le tableau continuera de "voyager régulièrement entre Doha et Paris à l'avenir", a promis la présidente de Qatar Museums, citée par l'AFP. Sur le papier, cela ressemble à une garde partagée. L'Etat français a pourtant des instruments pour éviter la fuite de tels joyaux, même temporairement. Ses services peuvent refuser de délivrer les certificats obligatoires pour les exportations de biens culturels d'une valeur d'au moins 300 000 euros, un prix que dépasse sans aucun doute l'iconique autoportrait.
Un cadre hybride pour la toile
Qatar Museums, en toute logique, aurait dû demander ce certificat après avoir acquis l'œuvre. Le cas échéant, en raison de l'importance patrimoniale de l'œuvre, l'Etat aurait alors été dans l'obligation de le décliner, ce qui revient à classer Le Désespéré comme "trésor national". Ce cas de figure prévoit qu'une procédure d'achat doit être ouverte dans les 30 jours, afin de réunir les fonds permettant le rachat de l'œuvre au prix du marché international. En 2023, par exemple, Le Panier de fraises de Jean Siméon Chardin avait d'abord été adjugé pour 24,3 millions d'euros à un marchand d'art américain, avant d'être classé "trésor national" quelques semaines plus tard. Le groupe LVMH, la société des amis du Louvre et 10 000 donateurs étaient parvenus à rassembler la somme nécessaire, et la nature morte a pu rejoindre les collections nationales du Louvre.
Mais aucun certificat d'exportation n'a été déposé par Qatar Museums pour Le Désespéré, a appris franceinfo auprès du ministère de la Culture, confirmant une information de La Tribune de l'art. Dès lors, l'Etat n'a pas pu prononcer le refus qui aurait déclenché l'inscription sur la liste des trésors nationaux. En outre, le tableau n'a jamais quitté la France depuis son acquisition par l'agence culturelle de l'émirat. "Un accord a été signé avec Qatar Museums prévoyant une exposition de l’œuvre par rotation entre le Art Mill Museum et le musée d’Orsay", ajoute le ministère, sans préciser la fréquence de la future navette.
"Il s'agit d'un bien culturel pour lequel aucune demande d'exportation n'a été formulée, pourtant acquis par un musée étranger, qui l'expose à mi-temps dans ses locaux à l'étranger", résume Julien Lacaze, président de l'association patrimoniale Sites et monuments. "Bref, on crée une situation bancale et peu saine, qui nous met dans l'obligation de racheter un jour ce tableau emblématique au prix pratiqué par le Qatar, s'il demande le fameux certificat." Le futur voyage du tableau à Doha suppose une autorisation de sortie temporaire, qui peut être accordée à titre exceptionnel pour les trésors nationaux. Le détail de la convention de prêt pourrait fournir quelques informations supplémentaires sur le cadre général. Mais Qatar Museums et le ministère de la Culture ont tous les deux refusé de produire ce document, jugé "confidentiel". De son côté, le musée d'Orsay n'a pas donné suite à nos demandes d'informations.
Absence de transparence sur les œuvres exportées
Ce cas illustre l'absence de transparence sur le "musée imaginaire des œuvres exportées", ajoute Julien Lacaze. Car il n'existe aucune liste publique des certificats autorisant le transfert à l'étranger de biens culturels d'importance. Cette difficulté est pointée du doigt depuis des années par les associations de défense du patrimoine, qui ont déjà saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada). Car faute de listes publiques, il est impossible de dresser le bilan des ministères successifs dans le départ des œuvres d'art majeures à l'étranger.
Comme d'autres toiles de Gustave Courbet, cet autoportrait inspiré n'a jamais fait partie des collections publiques françaises et a très longtemps été entre les mains de propriétaires privés. L'éparpillement de l'œuvre de l'artiste tient beaucoup à ses péripéties judiciaires et politiques. Condamné en France pour sa participation au soulèvement de la Commune de Paris de 1871, Courbet s'était exilé en Suisse pour échapper à la prison et avait dû vendre ses toiles pour payer la lourde pénalité infligée par la justice, rappelle l'AFP.
Les collections du musée d'Orsay comptent déjà une trentaine d'œuvres de l'artiste, dont la célèbre Origine du monde, mais auss Un enterrement à Ornans, qui fait l'objet d'un travail de restauration au rez-de-chaussée. Le prêt du Désespéré, lui, doit beaucoup aux efforts de Sylvain Amic, nommé à la tête d'Orsay en 2024. Ce spécialiste de Gustave Courbet, en effet, a été le grand artisan de la convention signée en avril dernier. L'historien d'art, mort en août, n'a pas connu la joie d'accueillir le tableau. Si vous êtes de passage à Paris, et si vous acceptez de relever le défi, ayez donc le courage de croiser le regard hanté du jeune Courbet. Il n'a pas dit son dernier mot.
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