"Je veux que la société prenne conscience de ce qu'on a vécu" : les victimes du pédocriminel Joël Le Scouarnec face à l'épreuve du procès
Le procès de l'ex-chirurgien, accusé de viols et agressions sexuelles sur près de 300 victimes, s'apprête à entamer sa deuxième semaine, lundi, à Vannes. Si certaines parties civiles redoutent de témoigner, d'autres ressentent un besoin vital de raconter comment le traumatisme a affecté leur vie.
"A la barre, je veux pouvoir le regarder dans les yeux pour lui dire : 'Vous m'avez fait du mal.'" Cette scène, Virginie l'imagine avant de dormir, depuis des semaines. Des années, même. A 45 ans, elle fait partie des victimes du plus grand procès pédocriminel de l'histoire judiciaire française. La cour criminelle du Morbihan a prévu de les entendre à partir du jeudi 6 mars, à Vannes.
Après quatre ans d'instruction, l'ex-chirurgien Joël Le Scouarnec, a pris place dans le box des accusés le 24 février. A 74 ans, il est jugé pour "viols aggravés et agressions sexuelles aggravées" sur 299 victimes, entre 1986 et 2014, dont l'âge moyen est de 11 ans. Il encourt une peine maximale de 20 années de réclusion. Ce spécialiste de chirurgie digestive a déjà été condamné en 2020 à 15 ans de réclusion pour d'autres faits commis sur des enfants.
Au-delà de l'enjeu de la condamnation, une autre bataille va se jouer, plus intime : celle des victimes face à l'épreuve du tribunal. Faut-il témoigner, au risque de raviver le traumatisme ? Comment affronter un procès sans se souvenir des faits ? Entre angoisse, colère et besoin de justice, chaque partie civile va tenter de trouver sa place. Car si certaines veulent témoigner, d'autres refusent de croiser le regard de leur agresseur.
"Je ne veux pas qu'on réveille tout ça"
Lucas*, 32 ans, fait partie de cette seconde catégorie. "Quand la date du procès a été annoncée, il m'a dit qu'il allait partir faire un pèlerinage à Jérusalem", relate son avocate, Margaux Castex. En novembre dernier, le jeune homme a enfilé ses chaussures de randonnée. Il n'a prévu de rentrer qu'en juin, lorsque le procès est censé s'achever. "Il est dans le déni et veut le rester", souffle son avocate. Lucas avait 17 ans en 2011, au moment de l'agression sexuelle consignée dans les carnets du chirurgien. Comme la plupart des victimes opérées sous anesthésie ou sédation, il ne se souvient de rien. "Il m'a dit qu'il aurait préféré ne jamais le savoir", confie son avocate. Alors témoigner ? Hors de question. Il considère "ne rien avoir à apporter sur le passage à l'acte".
Jérémie* non plus ne compte pas mettre les pieds au procès. Il y a quatre ans, il a appris que son nom figurait dans les carnets de Joël Le Scouarnec. Il veut se tenir éloigné de cette agression sexuelle, retranscrite en 2003, lorsqu'il avait 14 ans, et dont il ne conserve aucun souvenir. Il a pris sa décision : tout faire pour ne pas laisser déborder cette affaire sur sa vie. "La consigne, c'était : je remets l'affaire entre vos mains, je ne veux pas qu'on réveille tout ça, on en parle le moins possible”, résume son avocat, Christophe Michaud. Un cap que son client compte bien tenir tout au long du procès.
"C'est la première fois que je me retrouve face à un client à qui on a volé à la fois la capacité de se souvenir et celle d'oublier."
Christophe Michaud, avocat de Jérémy*à franceinfo
"D'habitude, j'ai tendance à penser que la confrontation avec l'agresseur va aider à se reconstruire. Mais là, je n'ose pas pousser, c'est trop particulier", souffle l'avocat, face à la crainte de son client de sentir la douleur surgir pendant le procès. Et puis, que dire quand la mémoire fait défaut ?
"Qu'est-ce que je vais raconter si je ne me souviens de rien ?"
Louise Aubret-Lebas a été confrontée à cet enjeu à plusieurs reprises. L'avocate représente quatorze parties civiles qui lui ont, pour certaines, adressé la même question, presque mot pour mot : "Qu'est-ce que je vais pouvoir raconter d'intéressant si je ne me souviens de rien, Maître ?" Louise Aubret-Lebas les encourage à parler, non pas de ce dont elles ne se souviennent pas, mais de ce qui s'est noué en elles depuis leur convocation par les gendarmes. Et sur ce sujet, garantit-elle, "elles ont plein de choses à dire".
Cet argument a convaincu Virginie que sa voix méritait d'être entendue, malgré la peur de revoir l'homme qui, dans ses carnets, a longuement détaillé ses fantasmes, après avoir décrit un viol commis alors qu'elle avait 9 ans. L'ancienne aide-soignante veut témoigner de "l'impact de cette annonce" chez elle : la dépression, la boulimie, la terreur qu'il arrive quelque chose à ses enfants, l'amnésie...
"Au fond de moi, il y a peut-être un peu l’espoir que la boîte s’ouvre avec ce procès, que les souvenirs me reviennent."
Virginie, victimeà franceinfo
"C'est compliqué, je ne sais pas ce que je vais dire, mais c'est important pour moi d'aller à la barre", confie-t-elle, la voix tremblante. Ce qu'elle redoute le plus ? Les questions des avocats de Joël Le Scouarnec. Le public, en revanche, ne l'effraie pas : elle veut que le monde sache. "On ne peut pas faire impunément comme ça du mal aux gens et être protégé du regard de la société par un huis clos, je ne suis pas d'accord." Si toutes les victimes ne partagent pas son choix, aucune n'a demandé le huis clos intégral pour le moment. Certaines audiences se dérouleront à huis clos partiel, au cas par cas, selon la volonté des parties civiles.
"Ce n'est pas à nous de nous cacher"
Pour certaines, il s'agit d'une protection bien mince face à l'exposition médiatique de l'affaire. Si des victimes s'en accommodent, voire la recherchent, d'autres la redoutent. "Quelques clients vont prévoir des casquettes, des lunettes de soleil, des foulards", explique Louise Aubret-Lebas. "Mais je ne peux pas leur garantir à 100% l'anonymat. Rien ne dit que des éléments qui permettent de les identifier ne sortiront pas." Madeleine* partage cette inquiétude. Elle avait 12 ans lorsqu'elle a subi des actes de l'ex-chirurgien, qualifiés de viol par les enquêteurs. Cette cadre dirigeante, représentée par Giovanni Bertho Briand, hésite encore à venir au procès. "Elle craint que son entourage professionnel ne découvre son statut de victime", explique son avocat. Et pourtant, elle veut que l'affaire soit "largement couverte par les médias". Car au-delà de sa peur personnelle, elle considère que ce dossier porte un enjeu collectif.
Pour Amélie Lévêque, la question ne s'est jamais posée. Depuis le début de l'affaire, elle témoigne à visage découvert, car "la honte doit changer de camp". "C'est comme pour le procès Pelicot, il faut que cette affaire réveille les consciences, ce n'est pas à nous de nous cacher", martèle la quadragénaire, qui avait 9 ans à l'époque de son opération. C'est pourquoi elle compte être présente au procès et raconter ce qu'elle a enduré : l'anorexie qui s'est déclenchée à l'adolescence, la phobie des aiguilles, la peur de ne pas être reconnue en tant que victime...
"L’anorexie reste ancrée en moi, je peux ne pas manger pendant quelques jours dès que je pense à tout ça."
Amélie Lévêque, victimeà francienfo
"Pendant les auditions, il a nié, et ça me fait très peur", confie celle qui a repris une thérapie pour se préparer au procès. Si, au début, elle comptait venir témoigner "spontanément", elle a finalement choisi de préparer ce moment "pour ne pas oublier certaines parties ou [se] laisser prendre par l'angoisse".
Sortir du "sentiment d'usurpation du statut de victime"
Libérer la parole en mettant des mots sur les syndromes de stress post-traumatiques qui jalonnent l'existence : c'est précisément ce que Myriam Guedj Benayoun s'efforce d'aider ses deux clients à accomplir. L'avocate se fait un devoir d'accompagner Lilian* et Nathan* dans l'écriture de leurs récits. Pour eux, parler sera l'occasion de fournir "les preuves qu'il y a des conséquences traumatiques, même sous amnésie". L'avocate y voit un pas supplémentaire pour sortir du "sentiment d'usurpation du statut de victime" quand les souvenirs font défaut.
"Plus le procès approche, et plus j’ai des SMS d’angoisse de la part de mes clients."
Myriam Guedj Benayoun, avocate de deux victimesà franceinfo
Depuis la révélation des faits, Lilian se bat contre ce syndrome de l'imposteur. Joël Le Scouarnec a écrit dans son carnet l'avoir violé à l'âge de 9 ans au centre hospitalier de Vannes. Pour lui qui ne se souvient de rien, la préparation du procès a été l'occasion de "lâcher ce qu'il n'avait jamais pu dire" auprès de sa famille. Mi-janvier, il s'est rendu au cabinet de son avocate accompagné de sa mère.
Ensemble, ils ont téléphoné à sa sœur et à son père, jusque-là tenus à l'écart de la procédure. Ce jour-là, Lilian a appris que son père avait lu le dossier, ce qui l'a fait "éclater en sanglots". A 36 ans, pour la première fois, il a pu leur dire "la colère" qu'il ressentait de ne pas avoir été protégé. Le lendemain, toute sa famille s'est constituée partie civile pour l'accompagner dans l'enceinte du tribunal. "Ces moments-là aussi, en amont du procès, ils font réparation", explique l'avocate.
La responsabilité des institutions hospitalières en question
La parole n'est pas uniquement libératrice : elle est aussi source d'angoisse pour beaucoup de parties civiles. Et si leurs voix étaient une fois de plus étouffées par celle de l'accusé ? Iannis Alvarez, avocat de dix victimes, souligne ce paradoxe. "On n'attend pas grand-chose de ces mois d'audience vis-à-vis des faits en eux-mêmes. Les carnets, ces supports de l'horreur, contiennent déjà tout." En revanche, il redoute que l'accusé n'occupe encore une fois le centre du récit, qu'il instrumentalise ce procès pour en faire "son moment de gloire".
"Mes clients n’attendent aucune réponse de la part de Joël Le Scouarnec. Leur crainte, c’est surtout que ce soit son dernier instant de toute-puissance."
Iannis Alvarez, avocat de dix victimesà franceinfo
Au-delà de la figure de cet homme, une autre responsabilité émerge. Celle d'un système médical qui va devoir, espère Amélie Lévêque, répondre de ses silences. "Il y a forcément des gens qui ont vu et qui n'ont pas parlé, avance-t-elle. Il aurait dû être arrêté il y a bien longtemps, on aurait évité des centaines de victimes !" Un discours que rejoignent les clients de Iannis Alvarez : "Leur attente principale concerne les auditions des institutions hospitalières", affirme l'avocat.
Virginie, elle, ne porte pas ce combat. Les questions sur l'omerta des institutions, elle les laisse aux autres. Ce qu'elle attend, c'est un sursaut. "Je veux que la société prenne conscience de ce qu'on a vécu. On est quand même près de 300 victimes, c'est énorme. Et ça prouve qu'il faut qu'on apprenne à mieux protéger les enfants." Pas de colère contre les hôpitaux pour elle, donc, mais un besoin vital d'empêcher d'autres enfances brisées. Chaque victime se raccroche à ce qu'elle peut pour affronter ce procès tentaculaire. Pour elle, ce sera ça.
*Les prénoms ont été modifiés.
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