Extraction de prison de Mohamed Amra : dans quelles conditions un juge peut-il réaliser l'interrogatoire d'un détenu dangereux ?
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Le narcotrafiquant de 31 ans a été extrait le 11 juin de sa prison de Condé-sur-Sarthe pour être interrogé à Paris par les juges d'instruction. Une procédure jugée trop risquée par les syndicats pénitentiaires.
Rarement une procédure d'extraction aura suscité de telles tensions. Détenu depuis février dans la prison ultrasécurisée de Condé-sur-Sarthe (Orne), Mohamed Amra a été extrait de la maison d'arrêt, mercredi 11 juin, pour être interrogé par des juges d'instruction de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), au tribunal de Paris. Le détenu a été transféré en hélicoptère, peu après 7 heures.
L'information, rendue publique mardi 3 juin, suscite une vive colère chez les syndicats pénitentiaires. "Faire parcourir 250 kilomètres à un détenu dont l'évasion a tué deux de nos collègues, c'est vraiment n'importe quoi", fustige Thomas Vaugrand, secrétaire régional Hauts-de-France du syndicat pénitentiaire Ufap-Unsa Justice, contacté par franceinfo. "C'est incompréhensible et inadmissible envers nos collègues morts et blessés à Incarville", s'indigne également Wilfried Fonck, le secrétaire national du syndicat majoritaire, auprès de l'AFP.
Le 14 mai 2024, lors d'une précédente extraction du multirécidiviste, détenu pour d'autres affaires judiciaires, deux agents pénitentiaires avaient été tués et trois grièvement blessé. La cavale de Mohamed Amra avait ensuite duré neuf mois, jusqu'à son arrestation en Roumanie le 22 février, à la suite de laquelle il avait été remis à la France.
Mardi soir, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, a tenté de rassurer, promettant "qu'il ne se passera[it] rien" lors de ce déplacement, puisque le nacrotrafiquant sera accompagné "par le GIGN ou le RAID", a-t-il affirmé sur TF1. Mais son homologue de l'Intérieur, Bruno Retailleau, a précisé mercredi matin sur RTL qu'il préférait que le juge se déplace. "Faire sortir des types aussi dangereux d'une prison, ce sont des risques majeurs. Il faut que nous nous y adaptions et qu'on attende soit que le juge se déplace, soit qu'il y ait une visioconférence", a-t-il déclaré. Justement : quelles sont les possibilités inscrites dans le Code pénal pour les auditions des détenus jugés dangereux ?
L'extraction, une mission particulièrement sensible
Lorsqu'un juge d'instruction souhaite auditionner un détenu, trois possibilités s'offrent à lui : il peut se rendre en détention, échanger avec lui en visioconférence ou faire extraire le détenu de sa cellule. Dans ce dernier cas, le magistrat formule une demande au centre pénitentiaire à qui revient la charge d'accompagner le détenu jusqu'au tribunal. Jusqu'en 2019, ces missions étaient réservées aux policiers. Mais après un mouvement de contestation de ces derniers, les extractions sont revenues aux agents de l'administration pénitentiaire.
Avant l'attaque du fourgon transportant Mohamed Amra dans l'Eure, il existait quatre niveaux d'escorte, qui ont depuis été "étendus et précisés", souligne Thomas Vaugrand, de l'Ufap-Unsa Justice, et s'échelonnent désormais de 0 à 5. Le niveau le plus élevé correspond aux détenus les plus dangereux : il s'agit souvent de détenus liés au "crime organisé" ou au terrorisme, précise le syndicaliste.
Concrètement, pour l'extraction de ces détenus, le renfort des équipes régionales d'intervention et de sécurité (ERIS) est nécessaire, soit le corps d'élite de la sécurité pénitentiaire. Des forces de sécurité intérieure comme le RAID, côté police, ou le GIGN, côté gendarmerie, peuvent également venir en appui, comme c'est prévu pour la prochaine extraction de Mohamed Amra.
La dangerosité, un "critère flou"
C'est l'Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (Arpej) qui définit le niveau d'escorte à attribuer à chaque personne. Pour ce faire, le profil du détenu est scrupuleusement étudié et son degré de dangerosité est évalué selon "un faisceau d'éléments", précise à franceinfo Hervé Ségaud, secrétaire général adjoint du syndicat Forces ouvrières Justice (FO). "On va regarder les faits commis, les potentiels réseaux auxquels appartient le détenu, son passif, et notamment s'il y a eu de précédentes tentatives d'évasion", détaille-t-il.
Interrogé à l'été 2024 par franceinfo, le syndicaliste regrettait qu'il y ait eu "un déficit d'information bilatérale entre les services judiciaires et l'administration pénitentiaire" concernant Mohamed Amra, qui avait été catégorisé comme un détenu ordinaire et non comme un détenu particulièrement signalé. La dangerosité est, de toute façon, "un critère extrêmement flou", considère Judith Allenbach, magistrate et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, estimant qu'il y a "un risque très important d'erreur".
Au-delà de cette notion débattue de dangerosité, la lourdeur des missions d'extraction est pointée du doigt par les syndicats de l'administration pénitentiaire. "Nous avons une surpopulation carcérale et nous effectuons de plus en plus d'extractions judiciaires", déplorait en 2024 à l'AFP Didier Kandassamy, secrétaire local de FO Justice au centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, au moment de l'évasion meurtrière de Mohamed Amra.
La visio-audience devrait être étendue
Pour limiter le recours à ces procédures, lourdes financièrement et humainement, la proposition de loi narcotrafic prévoit de faire de la vidéo-audience "la norme et non plus l'exception", se réjouit Thomas Vaugrand. Cette disposition concernera les détenus des futurs quartiers de lutte contre la criminalité organisée (QLCO), où seront affectés les profils les plus à risques, susceptibles de "poursuivre ou d’établir des liens avec les réseaux de la criminalité et de la délinquance organisées". "Pour limiter les extractions des détenus affectés dans ces QLCO, les comparutions par visio-audience devant les juges sont systématisées (durant toute la phase de l'information judiciaire et pour les audiences statuant sur une mesure de détention provisoire)", précise ainsi vie-publique.fr.
Cette limitation des extractions visera également les détenus les plus dangereux qui seront incarcérés à partir de l'été dans les prisons de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) et Condé-sur-Sarthe (Orne). Parmi eux, des narcotrafiquants, mais aussi, plus globalement, "toutes les personnes qu'on va qualifier de dangereuses pour l'extérieur, capables de pouvoir s'évader, de faire tirer à la Kalachnikov sur des agents pénitentiaires, de menacer les agents, de corrompre les agents ou de se faire livrer", a listé le ministre de la Justice début mars.
Adoptée définitivement à l'issue d'un ultime vote à l'Assemblée nationale, la proposition de loi narcotrafic doit encore être validée par le Conseil constitutionnel, saisi par la gauche, qui s'inquiète d'atteintes excessives aux libertés publiques ou aux droits de la défense.
"Une perte de chance pour la procédure"
Judith Allenbach regrette amèrement cette limitation à venir des échanges en présentiel entre les juges et les détenus. "Un juge d'instruction peut avoir besoin de procéder à l'interrogatoire de visu d'une personne mise en examen, même s'il présente un degré de dangerosité important", estime la secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.
"Le juge doit tout faire pour parvenir à la manifestation de la vérité, en présentant au prévenu un certain nombre d'éléments du dossier, comme des interceptions téléphoniques ou des images de vidéosurveillance."
Judith Allenbach, secrétaire nationale du Syndicat de la magistratureà franceinfo
La magistrate affirme qu'à distance cela sera beaucoup plus compliqué, pour ne pas dire "impossible". "Il est essentiel d'avoir ce lien direct, sans caméra interposée, entre le juge et la personne mise en examen", abonde sa consœur Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats (USM). Dans une procédure particulièrement complexe, comme celle qui concerne Mohamed Amra, "voir la personne en présentiel peut faire toute la différence", assure Judith Allenbach, qui rappelle que les personnes mises en examen dans les affaires de grand banditisme ou de criminalité organisée "gardent très souvent le silence, mais d'autant plus en visioconférence. Les rares fois où elles parlent, c'est en présentiel : ne pas les voir physiquement est une perte de chance pour la procédure et pour l'enquête."
"Si c'est pour interroger pendant un quart d'heure un individu juste pour lui demander son code d'accès à son téléphone, il n'y a pas de souci. Aucun juge d'instruction ne vous dira qu'il veut absolument que la personne vienne dans son bureau", souligne Richard Foltzer, juge d'instruction à Nanterre et secrétaire général de l'Association française des magistrats instructeurs (AFMI). Cependant, "la réalité, c'est que les interrogatoires, ça sert à quelque chose, vous ne faites pas ça en cinq minutes, vous ne faites pas ça derrière un écran. Dans les dossiers les plus graves, c'est là où la qualité de l'instruction est la plus importante".
La convocation de Mohamed Amra devant les magistrats instructeurs, organisée dans le plus grand secret, était maintenue en présentiel, ce dont se réjouit Lucas Montagnier, l'avocat du multirécidiviste. Ce dernier précise à l'AFP n'avoir "aucun commentaire" à faire sur "les positions antagonistes exprimées par les ministres de la Justice et de l'Intérieur", "dès lors que seuls les magistrats sont compétents pour déterminer les modalités d'un tel acte de procédure".
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