Entretien Affaire Jubillar : le "crime parfait" existe-t-il ? On a posé la question à une experte

Article rédigé par Audrey Abraham
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des documents relatifs à une affaire, au pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, en 2021. (MARTIN BUREAU / AFP)
Des documents relatifs à une affaire, au pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, en 2021. (MARTIN BUREAU / AFP)

Cédric Jubillar est jugé pour meurtre par conjoint après la disparition de sa femme Delphine, dont les enquêteurs n'ont jamais réussi à retrouver le corps. Depuis la révélation de l'affaire, il n'est pas rare d'entendre parler de "crime parfait". Mais cela existe-t-il ? Décryptage avec Anaïs Guillaume-Crane, chargée d'enseignement sur les thématiques criminalistiques à Sciences Po Rennes.

Sans aveux, ni corps, ni scène de crime, le procès Jubillar s'est ouvert, lundi 22 septembre, devant les assises du Tarn. Dans la nuit du 15 au 16 décembre 2020, Delphine Jubillar a disparu de son domicile à Cagnac-les-Mines où elle vivait avec ses enfants et son compagnon Cédric Jubillar.

L'homme nie toute implication et aucune preuve irréfutable n'a été identifiée contre lui mais un faisceau d'indices a mené les juges d'instruction à le renvoyer devant la justice pour meurtre par conjoint. A-t-on à faire à un "crime parfait" ? Anaïs Guillaume-Crane, chargée d'enseignement sur les thématiques criminalistiques à Sciences Po Rennes, a répondu aux questions de franceinfo.

franceinfo : Un crime sans corps ou un crime sans coupable... Comment définir le "crime parfait" ?

Anaïs Guillaume-Crane : Certains estiment qu'il s'agit d'homicides non résolus, de "cold cases", puisque l'auteur n'a pas été identifié, ce qui garantit son impunité. D'autres estiment qu'il s'agit des homicides non détectés, ceux dont la nature criminelle n'est pas perçue, et qui passent pour un accident, un suicide ou encore une mort naturelle et restent sous le radar des services de police. Là encore, l'auteur n'est jamais appréhendé et reste impuni, puisque son statut même de meurtrier est inconnu. Le chiffre avancé par le service statistiques du ministère de l'Intérieur d'environ 900 homicides par an, en France, pourrait alors être largement sous-estimé.

Une étude belge parue en 2013 avançait l'hypothèse que 10 à 15% des homicides ne seraient ainsi pas détectés. En réalité, aucun de ces deux axes de réponse ne correspond réellement à un "crime parfait". La réalisation de ces homicides, même en l'absence de leur élucidation ou détection, est loin d'être parfaite.

"Ce n'est pas la réalisation du crime qui est parfaite, mais sa prise en charge par les institutions qui est imparfaite."

Anaïs Guillaume-Crane

à franceinfo

D'après le principe de Locard, du nom d'Edmond Locard, l'un des pères fondateurs de la criminologie, des éléments matériels restent systématiquement présents sur les lieux du crime. Le meurtrier laisse ainsi des traces de son passage (ADN, empreintes digitales...), et/ou emporte avec lui des éléments de la scène (traces de poudre sur ses mains et ses vêtements, fibres textiles de la victime...). Le "crime parfait" serait donc matériellement impossible.

Si le "crime parfait" n'existe pas, certaines typologies de crimes sont par nature plus complexes à résoudre...

C'est le cas des homicides liés aux gangs et trafics (ce qui explique pourquoi le taux d'élucidation des homicides est si bas aux Etats-Unis, bien plus concernés par ce type de criminalité que la France) et des "crimes gratuits", notamment des crimes de routards où il n'y a aucun lien entre l'auteur et la victime et que celle-ci a été choisie "au hasard". C'est le cas pour de nombreuses victimes de Michel Fourniret. C'est le cas aussi des victimes de Francis Heaulme, surnommé, à ce titre, le "routard du crime". D'autres affaires font également preuve d'une particulière complexité, car malgré des constatations et une enquête a priori bien menées, avec exploitation de nombreuses pistes, on ne parvient pas à identifier le mobile, qui est d'une importance capitale pour remonter jusqu'à l'auteur. On peut, par exemple, penser à l'affaire Chevaline.

Concernant l'affaire Jubillar, l'un des points de complexité réside effectivement dans l'absence de corps ou d'identification de la scène de crime, ce qui prive nécessairement les enquêteurs d'un nombre précieux d'éléments. Cependant, une enquête pour aboutir se base sur un panel d'indices, et même en l'absence de certains éléments précieux, il est parfois possible de reconstituer une vérité judiciaire. 

Pourquoi ces affaires fascinent-elles autant ?

La fascination pour le crime a toujours existé. Dans la Bible déjà, le meurtre de Joseph, fils de Jacob, est mis en scène par ses frères qui veulent faire croire qu'il a été dévoré par des bêtes sauvages : il s'agit du premier cas de staging (le fait qu'un auteur maquille une scène de crime de manière à se disculper) de l'histoire.

"L'intérêt global pour le crime et les criminels semble avoir existé quasi-universellement, et a transcendé les époques."

Anaïs Guillaume-Crane

à franceinfo

Depuis quelques années, on assiste à une recrudescence de l'intérêt du public pour la thématique des homicides, des "cold cases"... Les podcasts, émissions et séries se multiplient, nourrissant cet engouement. Il est cependant intéressant de constater que dans le cas des fictions, l'immense majorité se termine sur l'identification et l'arrestation du coupable, afin de satisfaire la soif de vengeance et le désir de justice du public. En effet, le droit ne peut être efficace que lorsqu'il y a une certitude de la peine.

Alors que dans les faits, c'est loin d'être le cas...

En France, environ 80-85% des homicides sont élucidés chaque année, ce qui reste un taux honorable (en comparaison ce taux est d'environ 60% aux Etats-Unis). Cela souligne l'amoncellement d'affaires d'homicides non élucidées au fil des années. C'est d'ailleurs pour cela que de structures comme le "Pôle Cold Case" de Nanterre ont été créées. Le succès de la reprise d'enquête découle directement des moyens alloués aux structures et des protocoles mis en œuvre. Bien sûr, des facteurs exogènes influent inévitablement sur l'élucidation, néanmoins, les "cold cases" sont rarement considérés comme une priorité, car la surcharge de travail et les restrictions budgétaires ne permettent pas une prise en charge optimale de ces affaires particulières. La création d'un pôle spécialisé à Nanterre est donc une excellente nouvelle, avec des moyens alloués bien supérieurs à ce qui pourrait se faire lors d'une prise en charge classique, où une affaire en chasse une autre.

Est-ce qu'un jour les sciences et la technologie permettront d'aboutir à la fin de ces "cold cases" ? 

Les progrès techniques et scientifiques jouent effectivement un rôle important dans la résolution des homicides. La découverte de l'ADN par exemple, a permis un tournant en termes de police judiciaire. Cependant, le facteur humain reste l'un des principaux leviers de l'élucidation. La science a ses limites, et même avec les meilleures technologies du monde, on ne pourra pas rattraper des dégâts humains avec une prise en charge initiale insuffisante, comme la pollution de la scène, des constatations initiales mal effectuées, des vices de procédure, des manquements des enquêteurs ou du juge d'instruction... La réponse principale à apporter serait de renforcer la formation des primo intervenants, notamment des médecins généralistes et urgentistes dont la formation en médecine légale est quasi inexistante, de sensibiliser les forces de l'ordre à la problématique de staging.

"Le développement de nouvelles techniques de criminalistique qui pourront s'avérer aidantes et utiles dans certaines affaires."

Anaïs Guillaume-Crane

à franceinfo

De même, le recours à l'autopsie est faible en France par rapport à nos voisins européens (1,5% en France en 2012, contre 6% au Royaume Uni et 24% en Finlande). Les recommandations européennes en la matière ne sont pas suivies, alors même qu'un recours plus large à l'autopsie permettrait de limiter le fait de passer à côté d'un certain nombre d'homicides maquillés. L'ADN de parentèle mis au point il y a quelques années a permis de sortir quelques belles affaires (notamment l'affaire Elodie Kulik), et des techniques récentes pourraient faire plus largement partie du paysage judiciaire dans un futur proche (odorologie, portrait-robot génétique...). Certaines de ces affaires finissent par être résolues des années, voir des décennies après les faits, montrant ainsi que ce n'était effectivement pas l'exécution du crime qui était parfaite, mais bien les investigations qui étaient insuffisantes ou inadaptées.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.