"Comment avez-vous eu à accès à mes données ? Vous êtes autorisés à voir où les gens se déplacent ?" Xavier* est tendu : nous venons de le contacter pour lui demander si c'était bien son téléphone derrière les points GPS s'affichant sur notre carte. Un jeudi, à 10h57 dans un Auchan dans la Drôme. A 11h25, de retour à son domicile. A 16h22, à la boulangerie de son village. Le lendemain matin, le téléphone de Xavier quitte sa maison, dans un lotissement, à 5h46 en direction de son travail : la centrale nucléaire de Cruas (Ardèche).
Avant même d'appeler Xavier, nous connaissions tous ses déplacements entre son lieu de résidence et les différentes centrales nucléaires où il travaille. Dans le cadre d'une enquête appelée "TrackingFiles", en collaboration avec "L'Œil du 20 heures" de France 2, franceinfo a épluché des millions de données de géolocalisation, enregistrées par des téléphones. L'échantillon auquel nous avons eu accès permet de suivre les déplacements de 11,7 millions de téléphones en France, théoriquement durant deux semaines en janvier 2025 (voir la note technique à la fin de cet article).
Centrales nucléaires, bases militaires, ministères, etc. La facilité avec laquelle il est possible d'identifier le domicile et les habitudes d'employés de ces sites sensibles donne le vertige. Elle révèle surtout des failles de sécurité insoupçonnées.
Des données collectées et revendues en masse
La collecte de ces données est une vaste industrie qui n'a rien de nouveau. Les points GPS de nos téléphones sont collectés via les applications de météo, de sport, de petites annonces, de jeux, aux conditions d'utilisation parfois floues. Ces informations passent ensuite par des régies publicitaires ou des modules techniques directement installés dans ces applications. Toutes se retrouvent centralisées par des data brokers, des courtiers de données qui les revendent à des fins commerciales. Ils permettent ainsi aux marques d'envoyer des publicités sur des téléphones ayant fréquenté un endroit précis.
Contacté par "L'Œil du 20 heures", un data broker propose un échantillon commercial gratuit, promettant plus d'un milliard de points GPS au mètre et à la minute près, à travers tout le pays. Pour avoir les données complètes et actualisées, il ne faut débourser que quelques milliers d'euros chaque mois. "Le risque, c'est que ces données puissent être désanonymisées et permettent de cibler les déplacements et habitudes de personnes potentiellement sensibles, avec certaines responsabilités", souligne auprès de franceinfo Baptiste Robert, entrepreneur spécialisé dans la cybersécurité. En janvier, ce hacker éthique a détaillé sur X une fuite de données d'un broker similaire, Gravy Analytics.
Le domicile de militaires ou d'agents de la DGSE identifié
De fait, à partir de ces données censées être anonymes et d'informations disponibles en ligne, franceinfo a été en mesure de lever le voile sur la vie privée de Français fréquentant des sites hautement sécurisés. Il a été possible d'identifier les bâtiments où ils travaillent, leur domicile, ceux de leurs proches, les trajets habituels, les commerces ou restaurants de prédilection, les escapades le week-end... Autant de renseignements qui soulèvent des questions relatives à la sécurité nationale.
Sur la base aérienne de Villacoublay (Yvelines), près de 200 téléphones sont référencés. Parmi ceux possédant le plus de points dans l'enceinte de la base, nous identifions en quelques minutes une personne habitant à Versailles, faisant ses courses au supermarché d'une commune voisine et fréquentant une salle de sport d'une ville proche. A lui seul, cet utilisateur comptabilise près de 7 000 points GPS.
Dans la rade de Brest (Finistère), la base très sensible de l'île Longue, qui abrite les sous-marins nucléaires français, ne fait pas exception. D'après nos données, près de 50 téléphones y ont borné au moins une fois en janvier. On peut suivre ainsi une personne quitter son domicile brestois, effectuer ses trajets quotidiens par bateau jusqu'à la base, sans oublier ses déplacements sur les quais où les sous-marins s'amarrent, et même lors de ses congés en Ile-de-France.
Dans l'Aube, le centre d'entraînement militaire de Mailly-le-Camp est l'un des plus grands de France. Vaste comme Paris, il accueille régulièrement des exercices des armées françaises, notamment pour des préparations d'opérations extérieures. On y recense plus de 7 000 points GPS, non seulement dans la zone logistique et résidentielle du camp, mais aussi sur l'espace d'entraînement. Franceinfo a ainsi localisé Philippe*, un cadre du camp. Là encore, le tracé dessiné par son téléphone permet de remonter jusqu'à son domicile, et même de connaître ses habitudes et d'identifier son entourage. "Je suis avec mon portable tout le temps. Un ou deux collègues viennent chez moi de temps en temps", confirme l'intéressé à franceinfo, sans se montrer inquiet. "Moi, j'ai rien de bien secret à dévoiler, je suis un simple ingénieur de la défense."
Mais c'est parfois une autre affaire. Au sein de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le service Action est l'une des unités militaires les plus secrètes de France. Pourtant, franceinfo a pu récolter des dizaines de points de géolocalisation au sein de son quartier général, situé au fort de Noisy (Seine-Saint-Denis). Ils mènent jusqu'au centre d'entraînement de la DGSE, à Cercottes (Loiret). Comme le révèle "L'Œil du 20 heures" dans une enquête diffusée mercredi, il est là aussi possible d'identifier le domicile de personnes travaillant sur la base. Contactée par France 2, la DGSE n'a pas voulu commenter cette faille, mais précise qu'il s'agit "de choses qui sont effectivement connues". La France n'est pas le seul pays concerné. Ainsi, en juillet 2024, des journalistes du média audiovisuel bavarois Bayerischer Rundfunk avaient de la même manière identifié et localisé des membres du service du renseignement extérieur allemand.
L'activité à l'Elysée et au Sénat retracée
Le monde politique ne semble pas davantage protégé contre cette brèche de sécurité, à commencer par le plus symbolique des sites : l'Elysée. Dans notre échantillon, plus de 360 téléphones y sont présents au moins une fois, dessinant 2 600 points au total. Nous avons identifié l'un d'entre eux, qui y borne régulièrement. Son propriétaire se déplace souvent : ce lundi-là, il reste toute la matinée dans une préfecture du sud de la France. Le lendemain, le voilà de retour à Paris. Il est dans un ministère du 7e arrondissement à 14h36. Le mercredi après-midi, il passe vingt minutes dans une ambassade. Là encore, on obtient rapidement une adresse personnelle précise, dans le Val-de-Marne.
Un autre identifiant apparaît à de nombreuses reprises sur la carte de l'Elysée, et ce, pendant cinq jours d'affilée. D'après les informations obtenues en ligne et qui permettent de localiser son domicile, au sud de Paris, il pourrait s'agir d'un diplomate représentant la France auprès d'un pays stratégique. Contacté par franceinfo pour le vérifier, il n'a pas souhaité répondre à nos questions. La facilité avec laquelle il est possible d'identifier une personnalité sensible étonne, sans compter les possibilités de nuisance ou d'influence de la part de personnes malveillantes.
Le même schéma se répète, quel que soit le lieu politique. Du ministère de l'Intérieur aux Affaires étrangères, en passant par l'Economie et les Finances, on dénombre au total un peu plus de 28 700 points GPS sur l'ensemble des lieux de pouvoir étudiés par franceinfo, enregistrés par 2 588 appareils. Au Sénat, nous avons pu identifier le téléphone d'un agent en charge de la sécurité de l'institution, et suivre ses déplacements entre le palais du Luxembourg, son domicile dans une ville située à l'est de Paris, un supermarché de la commune voisine et le McDonald's d'à côté. Contacté par franceinfo, il n'a pas donné suite à nos demandes.
Ces exemples ne sont qu'une goutte d'eau dans les dizaines de millions de téléphones dont le suivi est rendu possible par ces données. Préfectures, commissariats, aéroports font partie des autres lieux sensibles, pour lesquels il est possible d'accéder plutôt facilement à des informations et sans les autorisations communément requises. S'il est difficile de savoir si des organisations privées ou publiques utilisent ces données à des fins de renseignement, elles restent une brèche dans l'intimité de millions de Français. En octobre 2024, le site américain 404 Media a révélé qu'un outil basé sur de telles informations permettait aux forces de l'ordre de suivre des citoyens se rendant dans certains lieux de culte ou des cliniques d'avortement.
*Les prénoms, dates et noms de lieux ont été modifiés ou simplifiés afin de protéger l'anonymat et la vie privée des personnes interrogées.
Note technique
Contrairement à d'autres échantillons de données, celui obtenu par "L'Œil du 20 heures" ne précisait pas les applications par lesquelles était collectée la géolocalisation des téléphones. Une enquête du quotidien Le Monde, analysant d'autres données, pointait la grande récurrence d'applications comme Le Bon Coin, Vinted ou des services de météo. Par ailleurs, nous avons constaté des incohérences de dates dans les données transmises gratuitement par le data broker, ce qui ne nous permet pas de confirmer la temporalité des données.
Si vous souhaitez limiter le risque d'exposition de votre téléphone, afin d'éviter qu'il se retrouve dans ces données, vous pouvez désactiver la géolocalisation, prêter attention aux autorisations auxquelles vous consentez en installant une application, et réduire les autorisations de pistage de votre téléphone. Voici la procédure :
- sur iOS : "Réglages" > "Confidentialité et sécurité" > "Suivi" > Décocher "Autorisation du suivi par les apps"
- sur Android : "Réglages" > "Confidentialité" > "Publicités" > "Supprimer l'identifiant publicitaire"
À regarder
-
En Turquie, une femme sauvée in extremis devant un tramway
-
Gaza : comment désarmer le Hamas ?
-
Menace sur les réseaux : 100 000 euros pour t*er un juge
-
Cédric Jubillar : 30 ans requis contre l'accusé
-
Impôts, retraites, que prévoit le budget 2026 ?
-
Rihanna, reine des streams sans rien faire
-
Que changera la suspension de la réforme des retraites si elle est votée ?
-
Salaire : êtes-vous prêts à jouer la transparence ?
-
Ici, des collégiens dorment à la rue
-
Nouvelle éruption d'un volcan dans l'est de l'Indonésie
-
Cœur artificiel : l'angoisse des greffés Carmat
-
Pourquoi le vote du budget peut te concerner
-
Le nouveau ministre du Travail rouvre les débats sur les retraites
-
Laurent Nuñez, nouveau ministère de l'Intérieur, se confie sur les attentats de 2015
-
Adèle Exarchopoulos : "Quand le monde se résigne à banaliser la violence... Ce qui reste, c'est le collectif"
-
Un mois après sa mort, le message de Charlie Kirk résonne encore
-
Le rappeur SCH déclare sa flamme à Marcel Pagnol dans un film d'animation consacré au célèbre cinéaste
-
Plan de paix pour Gaza : quatre nouveaux corps d'otages ont été remis à Israël
-
SFR bientôt racheté par ses concurrents ?
-
Musée Chirac : braqué puis cambriolé en 48 heures
-
Otages israéliens : révélations sur leur détention
-
Réforme des retraites : suspendue pour 3,5 millions de Français
-
Gouvernement de Sébastien Lecornu : censure ou pas censure ?
-
Coup d'envoi de la vaccination contre la grippe
-
Skai Isyourgod, le phénomène du rap chinois
-
Délit de fuite : la vie brisée de Marion
-
Disparition des coraux : une menace pour l'humanité
-
Bac de maths en 1ère, une bonne nouvelle ?
-
Une minute de silence en hommage à ces profs tués
-
IA : des paysages touristiques trop beaux pour être vrais ?
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter