: Reportage "Parfois je pleure, parfois je me sens mal" : au Rwanda, la santé mentale toujours fragile des "enfants du génocide"
Au Rwanda, 30 ans après le génocide des Tutsis, le traumatisme est toujours vivace chez les survivants. Mais il existe aussi chez de nombreux enfants nés après les massacres.
Le Rwanda commémore à partir de dimanche 7 avril et pour 100 jours le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994. 100 jours de deuil, comme les 100 jours durant lesquels près d'un million de personnes ont été massacrées à travers tout le pays.
Trente ans après, le traumatisme est abyssal chez les survivants et rescapés des tueries, stress post-traumatiques, troubles dépressifs... mais aussi chez les jeunes nés après le génocide. Trois habitants sur cinq ont moins de 25 ans.
À 21 ans, Kenny n'a pas vécu les atrocités perpétrées il y a 30 ans contre les Tutsis et pourtant elles le hantent. "Je suis choqué, sans voix", raconte l'étudiant pendant les commémorations, dans les gradins d'un terrain de basket du centre-ville. Il a perdu sa grand-mère, un oncle et plusieurs amis de ses parents. Il craque souvent. "Parfois je pleure, parfois je me sens mal, j'essaie de combattre ces sentiments, d'être fort, parce que les petits après moi comptent sur moi."
"Un nuage sombre au-dessus de moi"
Sans détour, Amanda raconte avoir complètement plongé dans la dépression. "C'est à l'âge de 16 ans que mes problèmes de santé mentale ont commencé, pendant le Covid, ça a été la pire période, ce n'est que récemment que j'en suis sortie, raconte-t-elle. À l'université, c'était des litres et des litres d'alcool, de la marijuana. Sans ça, je ne pouvais ni aller en classe ni m'endormir. C'est comme s'il y avait un nuage sombre au-dessus de moi en permanence."
Cette ancienne candidate à Miss Rwanda s'interroge. "Je ne sais pas d'où ça vient, je viens d'une bonne famille, compréhensive, éduquée, la dépression on en a parlé." De nombreux amis autour d'elle sont aussi touchés. "Ils boivent tous les jours, surtout s’ils se retrouvent en groupe, il y a une vraie angoisse de la socialisation dans ma génération et c'est un sujet tabou." Ce constat et sa propre histoire la poussent à fonder l'ONG Humeka ("respirer" en kinyarwanda), qui organise des campagnes de sensibilisation auprès des étudiants.
Apprendre à se parler et à s'aimer
"Je viens de loin", confie Jean-Claude en ajustant sa cravate dans un café de Kigali. Ce cadre bancaire va avoir 30 ans cette année. Sa mère a été violée par plusieurs miliciens hutus, Jean-Claude est le fruit d'un de ces viols. "Les relations avec ma mère ont longtemps été difficiles. Elle allait mal. À l'école, on me demandait qui était mon père. Quand je lui posais la question, elle refusait de répondre, se fâchait ou me disait un nom un jour puis un autre le lendemain. Depuis petit, je sais qu'il y a un problème, elle a un handicap à cause des violences sexuelles, elle ne voit plus. Je ressens la douleur perpétuelle de ce qu'elle a vécu." Jean-Claude raconte avoir suivi avec sa maman des ateliers mère-enfant pour apprendre à se parler et à s'aimer.
Cette difficulté à dire, Émilienne Mukansoro, rescapée devenue pionnière de la psychothérapie auprès de femmes survivantes, y est confrontée constamment. "Il y a la dignité, la pudeur, mais aussi le fait que c'est innommable, confie-t-elle. Le voisin a été ton tueur, ton père a été ton tueur, ton oncle a été ton tueur. C'est tellement intime ! On parle de femmes qui ont tué ou donné leurs enfants au tueur."
Cela interroge sur la manière dont les familles et les générations nées après le génocide se construisent, analyse Wenda Franjoux, psychologue clinicienne à Kigali, qui reçoit de nombreux trentenaires en consultation. "Cette tranche de la population est aujourd'hui celle qui est en âge de construire sa vie sur le plan affectif, de former des couples et d'avoir des enfants. Quel est leur style d'attachement, qu'est-ce qui passe dans le trauma dans la manière dont ils s'occupent au quotidien de leurs enfants ? Sur tout ça, les sciences humaines et sociales doivent vraiment continuer de venir éclairer parce qu'il y a une lacune pour le moment."
Au lendemain du génocide des Tutsis, en 1994, le pays ne disposait que d'un psychiatre. Depuis, associations, conseillers en traumatisme et groupes de parole se sont multipliés. Le pays a développé une offre de santé mentale décentralisée, même s'il y a encore des manques, concède Sandrine Umutoni, secrétaire d'État à la jeunesse. "Aujourd'hui on est encore à la recherche : comment former plus de personnes, comment avoir plus de psychiatres ? Cela s'applique au monde général de la médecine ou de la santé, où on est encore en sous-effectif."
"Quand on en vient aux médecins, même généralistes, par nombre d'individus, le nombre de médecins est souvent inférieur à la norme mondiale. On voit qu'on n'en a pas assez."
Sandrine Umutoni, secrétaire d'État à la jeunesseà franceinfo
Pour Wenda Franjoux, l'autre enjeu est que les jeunes concernés se sentent autoriser à exprimer leurs fragilités et demander de l'aide. "Je pense que le discours collectif autour de la reconstruction a été tellement prégnant, analyse la psychologue, qu'aujourd'hui, ces jeunes-là sont très imprégnés de cette culture du : 'Il faut aller de l'avant, il faut faire communauté, il faut avancer'. Et pour ça, il faut montrer qu'on est fonctionnel, donc on ne se plaint pas. On se coupe un peu de ses émotions. Et ça veut dire aussi que le jour où on va moins bien, pendant un temps, on peut ne pas y prêter du tout attention." Car au-delà de la réconciliation nationale il y a la réconciliation avec soi-même.
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