Harcèlement, menaces, intimidations... Qu'est-il reproché aux trois anciens cadres d'Ubisoft jugés à partir de lundi ?

Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié
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La façade des locaux de la société de jeu vidéo Ubisoft, à Montreuil, en 2017. (SERGE ATTAL / AFP)
La façade des locaux de la société de jeu vidéo Ubisoft, à Montreuil, en 2017. (SERGE ATTAL / AFP)

Serge Hascoët, Tommy François et Guillaume Patrux sont accusés de harcèlement sexuel et moral. Tommy François est également poursuivi pour une tentative d'agression sexuelle.

"Il fallait faire partie du truc si on ne voulait pas être exclu." Visé par des accusations de harcèlement, Tommy François, ex-vice-président éditorial d'Ubisoft, plaide en garde à vue la blague "potache", une ambiance qu'il présente comme inhérente au monde du jeu vidéo. Ce "truc" dont il parle, c'était le prestigieux service éditorial de l'entreprise, dominé par quelques figures centrales, dont Libération avait révélé les pratiques abusives en juillet 2020.

D'après l'enquête judiciaire, Tommy François était loin d'être un simple rouage du système : il en était l'un des moteurs, aux côtés de son supérieur, Serge Hascoët, ex-numéro 2 du groupe, et de Guillaume Patrux, ancien game director. Les magistrats instructeurs considèrent que le trio a banalisé une culture d'humiliation, de pression constante et de comportements déplacés, selon le dossier que franceinfo a pu consulter.

A partir du lundi 2 juin, ils prendront place sur le banc des prévenus du tribunal correctionnel de Bobigny, où ils seront jugés pendant cinq jours pour harcèlement moral et sexuel. Tommy François devra également répondre d'une tentative d'agression sexuelle. Les trois anciens cadres d'Ubisoft contestent les accusations portées par six femmes, trois hommes et deux syndicats. Franceinfo vous résume ce qui leur est reproché. 

Serge Hascoët, ancien directeur créatif

Durant près de vingt ans, Serge Hascoët a incarné le pouvoir créatif d'Ubisoft. Numéro deux du groupe jusqu'à sa démission en juillet 2020, il est notamment accusé d'avoir instauré au sein du service éditorial un climat "d'insécurité, de mal-être au travail, d'intimidation et d'acceptation de propos ou comportements dégradants", d'après les magistrats instructeurs.

Trois anciennes assistantes – Juliette*, Myriam* et Nathalie* – seront sur les bancs des parties civiles pour en témoigner. Toutes décrivent un quotidien où les frontières de leurs missions se sont effacées sous les exigences de leur supérieur. Lors de son audition, Juliette a raconté avoir fait les courses pour des dîners à son domicile, récupéré un iPad à Roissy ou conduit sa fille chez le dentiste. "Il y avait un vrai turn-over à ce poste. Deux avant moi n'avaient pas tenu", glisse-t-elle.

Myriam, qui a succédé à Juliette, se souvient avoir géré la succession de l'épouse de son manager ainsi que les voyages aux Etats-Unis et la scolarité de sa fille.

"Pour Serge, on est son larbin, mais sans salaire équivalent."

Myriam*, victime

lors de son audition

Nathalie mentionne quant à elle avoir réceptionné des colis à son domicile, acheté de l'alcool pour des soirées ou encore rangé son bureau après ses colères. Un jour, témoigne-t-elle au cours d'une audition, il lui tend un mouchoir sale avec cette phrase : "Tu peux le revendre, il vaudra de l'or à Ubisoft."

Interrogé par les enquêteurs, Serge Hascoët ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés. Lors de son audition, les mêmes phrases reviennent en boucle : "Je ne me souviens pas avoir dit cela", "Ce n'est pas ce que je pense", "Je ne sais pas"... Concernant les tâches personnelles imposées à ses assistantes, il reconnaît toutefois que "c'était peut-être flou" et affirme avoir "pris exemple sur l'Amérique du Nord". Son avocat, Jean-Guillaume Le Mintier, assure que son client "veut être jugé et s'exprimer face aux magistrats", afin que "le procès médiatique s'arrête et bascule dans l'enceinte judiciaire". Considérant qu'il n'existe "aucune preuve matérielle dans ce dossier" hormis "des déclarations", il entend plaider la relaxe.

Tommy François, ancien vice-président éditorial

Jusqu'à son départ en 2020, Tommy François a dirigé ses équipes dans un climat d'intimidation qui "encourageait les comportements gradants et humiliants", selon les magistrats instructeurs. L'audit interne mené par le cabinet Altaïr en juillet 2020 est accablant : 60% des salariés interrogés disent avoir été victimes ou témoins de ses agissements. "Tommy François semble s'être fait une spécialité de colères éruptives (...) en général en public dans l'open space", note le rapport. L'enquête judiciaire décrit des brimades publiques, des gestes déplacés et des propos sexistes, homophobes et racistes. Cinq victimes ont porté plainte contre lui.

Lors de son audition, Bérénice*, aujourd'hui partie civile, dénonce un harcèlement quotidien. "Il m'humilie très régulièrement en me demandant de faire le poirier dans l'open space, (...) il me prend pour sa bête de foire", relate-t-elle. Elle mentionne aussi une scène, à l'issue d'un pari, où Tommy François s'installe sur le canapé alors qu'elle est à genoux et lui demande de vernir ses doigts de pieds. "Il y a du monde, on est en pleine journée, dans l'open space. Personne ne dit rien", s'indigne-t-elle.

"Il m'a ligotée à une chaise, mise dans l'ascenseur, et a appuyé sur le bouton."

Bérénice*, victime

lors de son audition

Myriam*, qui a aussi déposé plainte, égrène aux enquêteurs les surnoms dont il l'affublait, parmi lesquels "le laideron" ou "la conne". Juliette se souvient lors de son audition avoir été sifflée et traitée de "bombasse". Tommy François commente aussi sa tenue à l'envi, selon son récit : "Avec son pantalon en cuir, elle va nous fouetter, et on aime ça."

Lors d'une soirée de Noël d'Ubisoft où "l'alcool coule à flots", Nathalie* accuse Tommy François d'avoir tenté de l'embrasser de force. Alors qu'il se penche vers elle et qu'elle recule, témoigne-t-elle auprès des enquêteurs, la jeune femme assure que plusieurs membres de l'équipe de Tommy la retiennent : "Je me débats en disant que ça ne me fait pas rire", poursuit-elle, expliquant qu'il a fini par la lâcher. "Que Tommy essaie de m'embrasser, c'était dans ses manières de faire, mais ce qui m'a vraiment fait peur, c'est qu'il y avait toute son équipe qui me tenait", souligne Nathalie.

"Ça rendait réel tout ce qui s'était passé pendant des mois. C'était traumatisant."

Nathalie*, victime

lors de son audition

Félix* dénonce quant à lui "un système de destruction", au sein duquel "Tommy François n'avait aucune bienveillance professionnelle". Il a déposé plainte contre son ancien manager, qui le traitait notamment de "nazi" et lui "hurlait" régulièrement dessus. "Les deux premiers mois après mon départ, je pleurais tous les jours et je ne dormais plus", confie-t-il dans le cadre de l'audit interne. Dans la lettre de licenciement adressée à Tommy François, Ubisoft est catégorique : "Vos agissements relèvent du harcèlement moral et sexuel."

Face aux enquêteurs, Tommy François se réfugie derrière "l'humour potache d'Ubisoft", dont il dit avoir lui-même fait les frais. Sur les remarques sexistes, il admet seulement qu'il lui "arrivait de répondre" lorsque ses collègues l'insultaient. Il reconnaît qu'"il y avait des blagues avec les assistantes de Serge". Quant à la scène de l'ascenseur, il ne la conteste pas, mais affirme que "c'était une blague récurrente" et que si la personne ne voulait pas, "c'était la fin de la blague". Il conteste formellement l'accusation d'agression sexuelle dénoncée par Nathalie.

Guillaume Patrux, ancien "game director"

Entre 2015 et 2020, Guillaume Patrux s'est vu confier la responsabilité de diriger l'équipe de production d'un jeu, développé au sein du service éditorial d'Ubisoft. Les magistrats instructeurs décrivent un "sentiment de crainte, d'insécurité, d'intimidation et d'humiliation" imposé par l'ancien game director à son équipe sur plusieurs années. Quatre victimes ont déposé plainte contre lui. Parmi les faits retenus : des colères à répétition, des cris, des insultes comme "T'es con" ou "T'es nul" et un e-mail envoyé à son équipe dans lequel Guillaume Patrux écrit : "Salut les gros nazes, votre manque global de compétences et votre improductivité latente me laissent coi."

Il lui est également reproché d'avoir versé de l'eau à deux reprises sur la tête d'un collègue, d'avoir allumé un briquet près de sa barbe pendant un pot d'équipe, et d'avoir brandi ce même briquet dans l'open space pour brûler des objets. Benoît*, l'un des plaignants, rapporte aux enquêteurs qu'''il utilisait un fouet en le claquant assez près du visage des gens, c'était sur un coup de tête, une envie, parce qu'il s'ennuyait".

"A ce jour, j'ai toujours peur de Guillaume Patrux (...), qu'il s'en prenne à moi physiquement en apprenant qu'il y a une plainte."

Benoît*, victime

lors de son audition

Le dossier mentionne aussi des propos violents adressés à d'autres collègues. A Virginie, Guillaume Patrux aurait affirmé qu'il l'assassinerait "lors d'une tuerie de masse au sein d'Ubisoft", tout en précisant "qu'il avait une arme chez lui".

Lors de son audition, Guillaume Patrux, licencié en décembre 2020, conteste lui aussi ces accusations. Il admet avoir envoyé l'e-mail, mais fustige une lecture "déformée". Sur le reste, il considère "être en paix avec [lui-même]" et assure n'avoir "jamais souhaité de mal à qui que ce soit". Interrogé sur le nombre de collègues ayant dénoncé son comportement, il avance que certains ne l'appréciaient pas : "Je pouvais avoir le mauvais rôle professionnellement, en étant celui qui suggérait que telle partie du projet soit modifiée ou améliorée." 

* Les prénoms ont été modifiés.

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