"Des zombies qui tournent en rond" : comment l'isolement en détention, que Gérald Darmanin veut généraliser pour les narcotrafiquants, compromet la réinsertion

Article rédigé par Clara Lainé, Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le gouvernement souhaite que le garde des Sceaux puisse décider de l'affectation d'un détenu dans un quartier ultrasécurisé, pour une durée de quatre ans renouvelables. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Le gouvernement souhaite que le garde des Sceaux puisse décider de l'affectation d'un détenu dans un quartier ultrasécurisé, pour une durée de quatre ans renouvelables. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

Le ministre de la Justice veut adopter un nouveau régime carcéral pour plusieurs centaines de détenus, inspiré de la lutte antimafia italienne. Une telle solution présente pourtant des risques documentés pour la santé mentale.

"Ça a été la période la plus difficile de ma vie." Sur vingt-deux ans de détention, Yannick*, 55 ans, a passé trois mois à l'isolement. "Il fallait une discipline de fer pour garder espoir", confie à franceinfo l'ancien détenu. Son témoignage fait écho aux inquiétudes soulevées par l'Observatoire international des prisons (OIP), mardi 4 mars, au sujet d'un potentiel durcissement de cette mesure, dans le cadre de la proposition de loi pour lutter contre le narcotrafic en France. Le ministre de la Justice a annoncé jeudi les noms des deux établissements de haute sécurité retenus pour accueillir les 200 narcotrafiquants les plus dangereux : Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) et Condé-sur-Sarthe (Orne). 

L'amendement porté par Gérald Darmanin sera débattu à l'Assemblée nationale à partir du 17 mars. Il vise à empêcher les trafiquants, depuis leur cellule, "de menacer, corrompre, diriger leurs points de deal, commander des assassinats ou s'évader dans des conditions aussi meurtrières que l'aurait fait monsieur Amra", a expliqué le ministre, mardi, devant la commission des lois, en référence au multirécidiviste interpellé en Roumanie après une cavale de près d'un an. 

Si le texte est adopté, le garde des Sceaux pourra décider de l'affectation d'un détenu, mis en examen ou condamné, dans un "quartier de lutte contre la criminalité organisée", pour une durée de quatre ans renouvelables. Dans ces quartiers inspirés de la lutte antimafia italienne, les parloirs se feront par hygiaphone (séparés par une vitre), les unités de vie familiale seront interdites, les fouilles à nu seront systématiques après chaque visite et les appels téléphoniques pourront être limités à deux heures, deux fois par semaine. Ce durcissement du régime de détention est jugé "attentatoire aux droits fondamentaux" par l'OIP dans un communiqué publié lundi. L'observatoire y voit une ressemblance "dangereuse" avec les quartiers de haute sécurité, jugés inhumains et supprimés en 1982 par le ministre de la Justice Robert Badinter. 

"De la torture blanche"

Actuellement, le régime de l'isolement peut être ordonné par un juge pendant l'instruction ou par l'administration pénitentiaire pour des raisons de sécurité, pour trois mois renouvelables, sans dépasser deux ans, sauf exception. Les observateurs pointent une inflation, tant dans le nombre de placements, que dans leur durée. Fin 2023, 20% des 814 détenus concernés y étaient depuis plus de deux ans et 3% depuis plus de cinq ans, selon les chiffres de l'administration pénitentiaire. Parmi eux, le braqueur multirécidiviste Rédoine Faïd, à l'isolement depuis plus de onze ans en raison de ses deux évasions. Détenu particulièrement surveillé, "il n'a pas droit aux unités de vie familiale et ni à des parloirs sans vitre ni hygiaphone", explique son avocat, Benoît David. 

Pourtant, en théorie, ce régime ne prévoit pas d'autres privations que celle de la compagnie de codétenus. A la différence du placement en quartier disciplinaire, celui en quartier d'isolement n'est ni une sanction ni une privation de droits, comme le souligne une circulaire de 2011. Dans les faits, les frontières ont tendance à s'effacer, le quartier d'isolement s'accompagnant souvent de restrictions multiples. Interrogée par franceinfo, Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, dresse un tableau glaçant : des cellules "minuscules et sombres", des fenêtres "barreaudées", des "petites cours minables" pour la promenade, des détenus réduits à hurler aux fenêtres pour s'adresser à d'autres... "C'est de la torture blanche", tranche-t-elle. Ce terme est employé notamment par la Commission nationale consultative des droits de l'homme pour décrire la privation de stimulation sensorielle et de contact humain pendant l'isolement, qui laisse des séquelles psychologiques profondes.

"Atteint jusque dans ses rêves"

Placé à l'isolement en 2008, Yannick s'est astreint à écrire à ses proches, malgré l'absurdité de l'exercice : il savait que ses courriers étaient saisis. Cette conversation à sens unique lui a permis "de garder la tête hors de l'eau" et de ne pas se laisser envahir par la "colère et la haine". Surtout, cette routine lui a offert un repère dans un temps qui s'étire et se dilue. "Le mitard [quartier disciplinaire] est plus dur physiquement, parce qu'on est seul face à nous-mêmes. Mais au moins, là-bas, le temps est défini", explique-t-il. Pour Yannick, le pire reste la surveillance oppressante.

"Ils tapaient la nuit à la porte pour vérifier que j'étais sous les draps, toujours vivant."

Yannick, 55 ans, ancien détenu

à franceinfo

Quinze ans plus tard, les réveils en sursaut persistent. "En sortant, c'était vingt fois par nuit. Aujourd'hui, c'est encore trois ou quatre", poursuit Yannick. 

L'avocat de Rédoine Faïd décrit le même quotidien pour son client. Outre les réveils nocturnes, la petite cour de promenade de la prison de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), dans laquelle il "tourne toujours dans le même sens, a abîmé ses genoux. Il sent son corps se rigidifier, comme son psychisme". Le pire reste l'absence de contact tactile avec ses proches. Au point que le détenu de 52 ans "se dit atteint jusque dans ses rêves, dans lesquels il ne parvient pas à toucher les gens", comme le relevait une juge d'application des peines dans son ordonnance rendue en novembre 2024, consultée par franceinfo, et qui demandait de mettre fin à l'isolement, en vain. 

Trouble de stress post-traumatique et suicide

Les conséquences de l'isolement sur la santé mentale des détenus sont documentées. Thomas Fovet, psychiatre et coauteur de La prison pour asile ? Enquête sur la santé mentale en milieu carcéral, liste divers symptômes : "L'anxiété et la dépression, des troubles du sommeil, des troubles cognitifs, une hypersensibilité aux stimuli, voire des hallucinations et des comportements auto-agressifs." Des études internationales "montrent aussi une association avec le trouble de stress post-traumatique et une surmortalité, même après la libération", observe le spécialiste.

Citant une recherche menée entre 2017 et 2020 dans les prisons françaises, Thomas Fovet relève que le risque de suicide est multiplié par six dans les deux semaines qui suivent un placement à l'isolement et qu'il est quatre fois plus élevé pendant toute la durée de la mise à l'écart. 

Un ancien directeur pénitentiaire enfonce le clou. "Si on met de la souffrance inutile dans leur détention, comment espérer que les détenus amorcent un changement ?" s'interroge-t-il. Le haut fonctionnaire, qui arpente toujours de nombreuses prisons dans le cadre de missions d'inspection, observe "une dégradation flagrante" depuis deux ans quand il visite les quartiers d'isolement : "Je vois des mecs qui tournent en rond, qui ne parlent plus, des zombies". Celui qui n'a eu "aucun état d'âme" à y avoir recours pour "protéger l'établissement et le personnel pénitentiaire", à l'époque où il dirigeait une unité de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, s'inquiète que l'isolement ne devienne un outil de sanction contre-productif. 

Un déni de "toute possibilité de réhabilitation"

Selon les données du service statistiques du ministère de la Justice (PDF), "les troubles psychologiques ou psychiatriques identifiés pendant la détention sont associés à un sur-risque de récidive. A l'inverse, le travail en prison réduit légèrement la probabilité de récidiver". Mais dans le cas de l'isolement, "il y a une impossibilité à travailler, à être classé comme auxiliaire d'étage ou à avoir un rôle dans la prison. Toute cette vie sociale interne, ça n'existe plus", expose Charly Salkazanov, avocat spécialiste du droit pénitentiaire. "Or, l'homme est un animal social. Forcément, ils perdent les pédales", glisse-t-il.

Jean-François Coulomme, député La France Insoumise (LFI) et responsable du groupe d'études sur les conditions d'incarcération à l'Assemblée, fustige ainsi le régime carcéral que souhaite mettre en place l'exécutif. L'élu, dont le groupe a prévu de voter contre l'amendement gouvernemental, estime que cette réforme "dénie toute possibilité de réhabilitation", avec des "gens qui sortiront plus abîmés que quand ils sont entrés".

"Nous sommes en train de glisser vers une détention qui n'est que le bras vengeur de la justice alors qu'il devrait en être le bras réparateur."

Jean-François Coulomme, député LFI spécialiste des questions de détention

à franceinfo

Le nombre de détenus concerné par ce nouveau traitement n'a pas encore été fixé. Si Gérald Darmanin a évoqué le chiffre de "600 à 800" à l'Assemblée nationale mercredi, l'OIP soulève que "c'est tout le champ de la criminalité organisée et certains crimes sériels qui sont aujourd'hui susceptibles d'être concernés". "Je sais que personne ne va pleurer sur ces gens-là, mais il faut bien se mettre dans la tête que la plupart des détenus sortent un jour, avertit la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot. Et si les gens sortent dans un état lamentable, ça ne fera pas du bien à la société."

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