: Vrai ou faux Mouvement "Bloquons tout" : une "grève de la carte bleue" priverait-elle les banques de milliards d'euros ?
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Sur les réseaux sociaux, plusieurs collectifs impliqués dans la mobilisation du 10 septembre appellent à ne plus régler ses achats par carte pendant un mois, afin de pénaliser le secteur bancaire. Mais selon plusieurs experts, une telle initiative, lancée dans le cadre de "Bloquons tout", n'aurait qu'un impact limité.
"Un acte de résistance contre la finance numérique". Depuis la fin du mois de juillet, les appels au boycott de la carte bancaire à partir du mercredi 10 septembre se multiplient sur les réseaux sociaux, à grand renfort de hashtags, de chiffres chocs et d'images générées par l'intelligence artificielle. Il est notamment conseillé aux internautes de "retirer de l'argent par petites quantités", afin de ne régler qu'en espèces pendant un mois. Ce mode d'action est promu par des comptes militants dans le sillage du mouvement "Bloquons tout", dont le but est de paralyser le pays en guise de protestation contre la politique du Premier ministre démissionnaire François Bayrou et d'Emmanuel Macron.
"Si 10 millions de Français font cette action sur un mois, c'est 15 milliards d'euros détournés du système, dont 6 milliards 'évaporés' : commissions, tracking, monétisation, données client", a assuré le compte "Opérations spéciales" sur X fin juillet. Affilié au mouvement des "gilets jaunes", ce compte est l'un des plus actifs dans la promotion de cette "grève de la carte bleue". Mais les effets vantés par ces posts sont-ils réalistes ?
Le ciblage du système bancaire sur fond de contestation sociale n'est pas un concept nouveau. Dès 2010, l'ex-star du foot Eric Cantona avait suggéré des retraits massifs dans les banques pour que "le système s'écroule". Neuf ans plus tard, les "gilets jaunes" appelaient également à une "panique bancaire", afin notamment de pousser à l'instauration d'un référendum d'initiative citoyenne (RIC). Cette fois-ci, il s'agit de "boycotter un maximum la carte bleue" et de privilégier le paiement en espèces "à des artisans, à des entreprises, à des petits producteurs", explique à franceinfo Julien Marissiaux, dirigeant du collectif souverainiste "Les Essentiels" et l'un des initiateurs du mouvement de blocage du 10 septembre.
Son objectif est notamment de soutenir les commerçants, qui doivent régler des frais pour chaque transaction réglée par un terminal de paiement (TPE). Ces frais incluent la commission d'interchange (versée par la banque du commerçant à la banque du client, avec des plafonds encadrés par l'UE), les frais de réseau (reversés à CB, Visa ou Mastercard), et la marge de la banque du commerçant. Au total, ces commissions représentent en moyenne 0,5 et 1,5% de chaque achat pour le détaillant.
Or, la carte bancaire gagne en popularité auprès des Français : pour la première fois, en 2024, les transactions par carte (48%) ont dépassé en volume celles en espèces (43%) dans les commerces, selon un bulletin de la Banque de France. De façon plus globale, sur 32 milliards de paiements réalisés en 2023 (hors espèces), une majorité (61,1%) a été réglée par carte, selon le rapport 2023 de l'Observatoire de la sécurité des moyens de paiement (OSMP), cité par la Banque de France (PDF). Une nuance s'impose toutefois : les paiements par carte ne représentent qu'une très faible part des montants réglés (806 milliards d'euros, soit 2,3% de l'ensemble des paiements, en 2023), très loin derrière les virements (89%), d'après cette même source.
Une opération techniquement possible
La grève de la carte bleue peut-elle alors détourner "15 milliards d'euros" du secteur bancaire, comme l'affirme le groupe "Opérations spéciales" ? En 2023, les détenteurs de cartes bleues françaises ont retiré 136 milliards d'euros par carte (0,4% des transactions), soit quelque 11,3 milliards d'euros par mois, pour un montant moyen de 120 euros, selon le rapport 2023 de l'Observatoire de la sécurité des moyens de paiement (OSMP), cité par le même document de la Banque de France.
Il n'existe pas de chiffres officiels sur le nombre de détenteurs de cartes de paiement en France. Le Groupement des cartes bancaires CB revendique toutefois 77 millions de cartes en circulation, dans son rapport 2023 (PDF). Un chiffre significatif, puisque le Groupement CB représentait 70% des montants payés par carte en France cette même année, selon une estimation de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
L'âge légal pour posséder une carte bancaire étant fixé à 16 ans, environ 57,2 millions de personnes peuvent en théorie en détenir une en France. Ce chiffre n'est qu'une fourchette haute, correspondant au nombre de Français âgés de plus de 15 ans en 2025, selon les chiffres de l'Insee. Les données disponibles ne permettent pas de calculer précisément la population de plus de 16 ans.
Si l'on rapporte ces 77 millions de cartes CB au nombre de potentiels titulaires, cela fait une moyenne de 1,3 carte bleue par habitant. D'un point de vue strictement théorique, il est donc possible pour 10 millions de Français de retirer "15 milliards d'euros" en un mois, soit 1 500 euros par personne, à condition que le plafond de retrait autorisé par leur banque dépasse 375 euros par semaine.
Des montants jugés "fantaisistes"
"Malgré leur mauvaise humeur, je ne crois pas que 10 millions de Français vont sortir 1 500 euros en cash pendant 30 jours", estime auprès de franceinfo Christophe Nijdam, administrateur de l'association l'Institut pour l'éducation financière du public (La finance pour tous). "Ces chiffres sont trop peu crédibles, ou trop optimistes", tranche-t-il.
Quant au manque à gagner de "six milliards d'euros" évoqué par l'organisme affilié aux 'gilets jaunes', "c'est fantaisiste", juge également Abel François, professeur en économie à l'EM Strasbourg Business School. "On ne connaît pas le montant exact des commissions d'interchange. Les banques se gardent bien de communiquer sur ce qui marche bien chez elles, afin de se protéger de la concurrence. C'est le b.a.-ba", explique à franceinfo le spécialiste des paiements.
Il est toutefois possible de calculer un ordre de grandeur de ce montant. Selon un rapport de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), qui publie chaque année les chiffres du marché français de la banque et de l'assurance, le produit net bancaire (PNB) s'élevait à 161 milliards d'euros en 2023, dont 43,5% issus de leur activité de prêt et d'épargne et 37,4%, de leurs commissions bancaires. Les services de paiement représentent 27% de ces commissions fin 2024, détaille l'institution dans une autre note.
"Cette proportion étant relativement stable, j'estime le poids des services de paiement à 10,1% du PNB", explique à franceinfo Michel Ruimy, économiste et professeur à Sciences Po. Soit environ 16,3 milliards d'euros par an, et près de 1,4 milliard d'euros par mois, selon les calculs de franceinfo à partir des chiffres de 2023. Autrement dit, si tous les détenteurs d'une carte bancaire, quel que soit leur nombre, cessaient de l'utiliser pendant un mois en France, le manque à gagner pour les banques serait inférieur à 1,4 milliard d'euros, en termes de commissions, selon cette estimation. Ce montant est très inférieur aux "six milliards d'euros 'évaporés'" allégués. D'autant plus que la catégorie des services de paiement englobe, outre les frais sur les cartes bancaires, ceux liés à la tenue de compte, aux services numériques, aux incidents de paiement...
"Les commissions sur les paiements par carte sont vraiment une part infime des sources de revenus des banques. [Leur suspension] ne mettra pas en péril leur santé ou leur structure financière."
Michel Ruimy, économiste et professeur à Sciences Poà franceinfo
Outre les commissions, le groupe "Opérations spéciales" compte s'attaquer à l'argent généré par le "tracking", la "monétisation" et les "données client". Qu'en est-il vraiment ? Contacté par franceinfo, le Groupement des cartes bancaires CB conteste l'existence de tels revenus. Le réseau tricolore "n'utilise les données de paiement anonymisées qu'à des fins statistiques et de lutte contre la fraude, et en aucun cas à des fins de tracking commercial", fait-il savoir. Depuis 2018, ce consortium transmet des données à l'Insee, confirme l'organisme de recherche sur son site.
En France, la monétisation des données des clients par les banques est strictement encadrée par le règlement général sur la protection des données (RGPD). "Les données bancaires [transactions, soldes...] sont des données sensibles, et [les banques] n'ont pas le droit de les vendre" à des tiers, assure auprès de franceinfo Dominique Legeais, professeur à l'université Paris-Cité et spécialiste du droit bancaire. Cependant, "il peut y avoir une petite exploitation commerciale de ces données", relève Abel François, mais plutôt pour des opérations marketing auprès de leur clientèle.
"Aujourd'hui, les banques françaises sont plutôt vent debout contre l''open banking', à savoir la mise à disposition des données de leur clientèle auprès d'autres sociétés. Les banques considèrent que ces données leur appartiennent, et font tout pour interdire cette diffusion", constate Christophe Nijdam, qui siège au collège consultatif de l'Autorité bancaire européenne. "Que les données deviennent une sorte d'or noir dans l'avenir, oui. Mais selon moi, elles seront davantage monétisées par les Big Tech que par les banques", estime l'ex-banquier.
"Une action symbolique"
En résumé, l'ensemble des experts interrogés par franceinfo s'accordent à dire que la grève de la carte bancaire n'aurait des répercussions que très limitées sur le secteur financier. Quant à l'usage exclusif d'espèces, celui-ci peut, à défaut de financer les banques, "enrichir l'Etat", rappelle Abel François. En effet, en émettant de la monnaie, la Banque de France génère des profits (le droit de seigneuriage) couvrant ses frais de fonctionnement, dont l'excédent est reversé à l'Etat. Ce versement est prévu par le Code monétaire et financier.
Si la Banque de France n'en communique pas le montant précis, le droit de seigneuriage est toutefois comptabilisé dans la catégorie des dividendes. Ainsi, dans son rapport 2024, l'institution déclare avoir payé jusqu'à 3,5 milliards de dividendes en 2019. Ces montants fluctuent en fonction de la conjoncture économique des années : de 2022 à 2024, aucun dividende n'avait été versé.
"Est-ce que [la grève de la carte bancaire] va ennuyer les banques ? Oui. Mais est-ce qu'elles vont s'effondrer à cause de ça ? Non", tranche Christophe Nijdam. "Les banques ont les reins solides. Elles peuvent faire énormément d'argent à l'étranger ou augmenter leur frais ultérieurement pour se rattraper" en cas de grève, anticipe Michel Ruimy. "La mobilisation du 10 septembre est une grève contre un moyen de paiement, et non contre un système bancaire. On reste dans une action symbolique", juge l'économiste.
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