Au procès de Frédéric Péchier, un anesthésiste "insoupçonnable" devenu "pousse-seringue" suspect

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
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L'ancien anesthésiste Frédéric Péchier, le 8 septembre 2025, au premier jour de son procès devant la cour d'assises du Doubs, à Besançon. (BENOIT PEYRUCQ / AFP)
L'ancien anesthésiste Frédéric Péchier, le 8 septembre 2025, au premier jour de son procès devant la cour d'assises du Doubs, à Besançon. (BENOIT PEYRUCQ / AFP)

Plusieurs témoins défavorables à la défense se sont relayés à la barre de la cour d'assises du Doubs depuis lundi pour brosser le profil de l'accusé, jugé pour 30 empoisonnements, dont 12 mortels.

Ils ont presque le même âge, presque le même métier. Sauf que le premier est au faîte de sa carrière et que le second est interdit d'exercer. Le professeur Sébastien Pili-Floury, 54 ans, chef du service de réanimation chirurgicale au CHU de Besançon (Doubs), a livré, jeudi 12 septembre, une brillante et implacable démonstration médicale contre son ancien confrère, Frédéric Péchier. L'anesthésiste-réanimateur de 53 ans est jugé depuis lundi devant la cour d'assises du Doubs, pour 30 empoisonnements de patients, dont 12 mortels.

Le professeur, qualifié de "lanceur d'alerte" dans cette affaire par un enquêteur, est le premier à suspecter une intoxication au potassium quand Sandra Simard, 36 ans, arrive dans son service en arrêt cardiaque, le 11 janvier 2017. "Ma première pensée, c'est : 'Ah, encore...'", explique le témoin en référence aux nombreux EIG (événements indésirables graves) de type cardiaque en provenance de la clinique Saint-Vincent. Ses doutes se confirment quand l'anesthésiste en charge de l'opération, Anne-Sophie Balon Dole, lui apporte l'électrocardiogramme de la patiente. "Ça a été comme une évidence pour moi, son tracé était typique d'une hyperkaliémie [excès de potassium] massive", expose cet homme chauve, d'un ton clair et dynamique, rendant un vocabulaire de spécialiste compréhensible pour les jurés.  

Trahi par un geste de réanimation ?

Il demande à sa consœur de retrouver tout ce qui a été administré à la jeune femme, "de rester discrète, mais de prévenir la direction de la clinique". Les poches de soluté sont récupérées in extremis dans un camion parti à la déchetterie. L'une d'entre elles contient 12 grammes de potassium, soit cent fois la dose attendue. Sandra Simard est une miraculée. Mais ce n'est pas grâce à l'administration, par le docteur Péchier, de deux ampoules de gluconate de calcium. C'est précisément ce geste qui l'a trahi, selon l'accusation.

"Ça n'est pas un antidote, mais c'est quelque chose qui améliore la tolérance du cœur" en cas d'excès de potassium, à condition de le savoir, explique Sébastien Pili-Floury. A défaut, l'utilisation de ce produit n'est plus recommandée, souligne le professeur à la pointe de la recherche actuelle. Il formule deux hypothèses.

"Soit monsieur Péchier est incompétent, soit il savait ce qu'il faisait."

Le professeur Sébastien Pili-Floury

devant la cour d'assises du Doubs

Laquelle de ces flèches décochées est la plus dure pour l'accusé ? Tous les témoins l'ont rappelé depuis le début du procès : Frédéric Péchier était "l'anesthésiste star de Besançon", "professionnel hors pair" "passionné" par son métier. Pendant la déposition, l'accusé semble bouillonner sur sa chaise. Durant l'enquête, il avait affirmé que le potassium avait été introduit a posteriori dans la poche par sa collègue, qui cherchait à maquiller une erreur médicale lors de l'anesthésie. Car selon lui, les doses retrouvées dans le sang de la jeune femme ne correspondent pas à celles analysées dans la poche. "Une thèse complètement délirante", balaye Sébastien Pili-Floury.

Le syndrome du "pousse-seringue"

Il a fallu dix ans pour que la piste de la malveillance s'impose dans la série des EIG inexpliqués survenus depuis 2008 à la clinique de Saint-Vincent et à la polyclinique de Franche-Comté. Une enquête avait été ouverte pour les trois premiers cas, avant d'être classée. Le nom de Frédéric Péchier était pourtant déjà apparu comme possible "dénominateur commun". Mais il était alors protégé par son aura et son statut. Selon le commandant Fabrice Charligny, entendu jeudi, "l'empoisonneur" est "passé inaperçu pendant ces dix ans parce que la seule personne dont les faits et gestes ne sont pas surveillés, c'est un médecin anesthésiste". D'autant plus s'il est brillant.

"Le docteur Péchier était insoupçonnable, c'était le meilleur anesthésiste de la clinique Saint-Vincent. Dans le logiciel des médecins, c'était impensable."

Le commandant Fabrice Charligny

devant la cour d'assises du Doubs

Face au "tabou social de l'assassinat médical", la rationalité l'a emporté pour "trouver une explication médicale" à ces arrêts cardiaques incompris.

Le docteur Péchier, qui "arrivait toujours le premier au bloc", est intervenu quasiment systématiquement lors des réanimations des patients de ses collègues, spontanément ou après avoir été appelé. Le commandant Fabrice Charligny analyse cette "appétence pour la réanimation" à la lumière "du syndrome du 'pousse-seringue'" des anesthésistes, un "complexe d'infériorité par rapport aux chirurgiens. On endort, on réveille, on endort, on réveille". Même s'il est plus rémunérateur de travailler en clinique, ce n'est pas là "que vous allez faire un maximum de réanimation", souligne le policier, rappelant que Frédéric Péchier a commencé sa carrière au CHU de Besançon, comme le professeur Pili-Floury.

"Il y a donc un soignant qui assassine les patients"

De quoi étayer la thèse du "pompier pyromane", l'un des mobiles avancés par l'accusation. "Derrière cette apparence de solidité" de l'anesthésiste, Fabrice Charligny évoque des "fragilités" et une tentative de suicide de Frédéric Péchier en 2014.

Comment "l'insoupçonnable" soignant est-il devenu le principal suspect ? L'année 2016 marque un tournant. Les conflits entre l'accusé et les autres anesthésistes de la clinique s'intensifient et le nombre d'EIG explose : sept, dont cinq mortels, touchant même un enfant de 4 ans. Les expertises révèlent plus tard des empoisonnements au potassium, à l'adrénaline et aux anesthésiques locaux.

"C'est l'hécatombe, le massacre", reconnaît à la barre Philippe Panouillot, pharmacien inspecteur de l'Agence régionale de santé (ARS). "Il n'y a pas un moment où vous vous dites : 'Ce n'est pas normal, il faut faire quelque chose ?'", tance l'avocat de Frédéric Péchier, Randall Schwerdorffer, cherchant à braquer les projecteurs sur les acteurs institutionnels de ce dossier. "Personne ne fait le lien", ces cas "sont traités individuellement", lui répond un autre cadre de l'ARS.

Le lien finit par être fait avec l'histoire de Sandra Simard début 2017. Avec la découverte en temps réel de "l'arme du crime", la poche de potassium, la piste d'actes malveillants au sein de la clinique s'impose. "Il y a donc un soignant dans cet établissement qui assassine les patients", résume à la barre Philippe Panouillot, de l'ARS.

Une figure qui émerge parmi toutes les autres

Selon les enquêteurs, Frédéric Péchier scelle son propre sort en organisant "une scène de crime grossière" autour d'un nouvel arrêt cardiaque survenu cette fois sur son patient de 70 ans, Jean-Claude Gandon, le 20 janvier 2017. Des poches percées et des seringues remplies d'un anesthésique local sont retrouvées sur place. Ce jours-là, le médecin clame aussi haut et fort qu'il "s'en est pris un" [d'empoisonnement].

Passée la sidération, "un autre logiciel de pensée" s'installe chez les soignants et le "mur d'incompréhension" tombe, se souvient le commandant Fabrice Charligny. Il cite devant la cour ce SMS d'une infirmière bouleversée admettant que "celui qu'on admirait le plus pouvait être la personne malveillante dans ce dossier". La rapidité avec laquelle le nom de Frédéric Péchier s'impose dans les enquêtes conjointes du parquet et de l'ARS contraste avec l'inaction des dix précédentes années.

"C'est un puzzle. Quand les pièces sont éparses, on ne voit pas le docteur Péchier. Mais quand elles sont rassemblées, il apparaît."

Le commandant Fabrice Charligny

devant la cour d'assises du Doubs

Un dilemme se pose alors aux enquêteurs : obtenir une preuve irréfutable en prenant l'empoisonneur sur le fait, ou privilégier la sécurité des patients. La seconde option l'emporte. Décision est prise de remplacer toutes les poches de soluté en pleine nuit, alors que Frédéric Péchier vient de partir en vacances à La Réunion. Au cas où l'empoisonneur aurait laissé des poches polluées. En 2009, deux EIG avaient eu lieu à la polyclinique de Franche-Comté alors qu'il n'était plus dans les murs. "Et là, on attend. Si on s'est trompé [de suspect], l'empoisonneur va recommencer, raconte l'inspecteur de l'ARS, Philippe Panouillot, avec aplomb. Il ne se passera jamais plus rien."

Frédéric Péchier est placé en garde à vue à son retour, le 6 mars 2017. Il ne remettra plus jamais les pieds à la clinique Saint-Vincent. "Quand il est parti en vacances, sa vie de médecin était-elle terminée ?", demande son avocat. "Ah oui !", lance sans ciller le témoin. L'accusé, qui continue de clamer son innocence, devra patienter encore plusieurs jours avant de livrer sa version des faits.

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