Quatre-vingts ans après leur premier vote en France, les femmes sont presque devenues des électrices comme les autres
Longtemps conservateur, le vote des femmes a largement évolué en France, pour finalement s'aligner sur celui des hommes dans les années 1980.
C'était il y a exactement quatre-vingts ans. Les électrices Françaises votaient pour la première fois lors d'élections municipales, le 29 avril 1945. La France rattrapait enfin son retard : les Britanniques et les Allemandes ont obtenu le droit de vote dès 1918, et la Nouvelle-Zélande avait franchi le pas dès 1893.
Cette spécificité française tient d'abord la prévalence "d'un discours qui considérait les femmes comme les enfants, inaptes émotionnellement et qui ne pouvaient pas prendre des décisions politiques" souligne Anja Durovic, chercheuse postdoctorale au CNRS et spécialiste du genre en politique. Mais si les femmes ont mis aussi longtemps à pouvoir voter, c'est aussi à cause "des partis de gauche, comme les Radicaux socialistes, qui pensaient que les femmes voteraient plus pour les conservateurs que les hommes, car elles étaient plus pratiquantes et sensibles aux discours des curés", ajoute Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite au CNRS.
Le vote des femmes, "reflet de leur position dans la société"
Les premiers votes des électrices françaises, en avril pour des élections locales, puis en novembre lors d'élections constituantes, montrent une tendance plus conservatrice que les hommes, qui dure jusqu'aux années 1970. Les femmes votent ainsi à 53% pour la gauche lors des législatives de juin 1946, contre 65% des hommes, selon des chiffres de l'Ifop, rapportés par l'article "Le vote des femmes en France", publié par Jeanine Mossuz-Lavau dans la Revue française de science politique en 1993. Surtout, "les femmes se mobilisent alors beaucoup moins que les hommes jusqu'en 1969", pointe Anja Durovic, qui souligne que ce phénomène est loin d'être étonnant.
"Les femmes ont appris pendant des décennies qu'elles étaient exclues du droit de vote. Il est compliqué de se l'approprier : il faut être politisée et avoir un capital culturel élevé."
Anja Durovic, chercheuse postdoctorale au CNRSà franceinfo
Le vote des femmes est "le reflet de leur position dans la société" de l'époque, souligne la spécialiste. Moins diplômées que les hommes, elles disposent également d'un plus faible capital économique et sont plus éloignées de la sphère politique. Avant 1965, les femmes mariées n'avaient pas le droit de travailler sans l'accord de leur mari. Mais le vote des femmes évolue rapidement à partir des années 1970. "C'est la période du décollage : elles se mettent à participer autant que les hommes aux élections et votent de moins en moins conservateur", rapporte Janine Mossuz-Lavau.
Comment expliquer ce phénomène ? "Les femmes participent beaucoup plus au marché du travail, elles commencent donc à avoir – et à voter pour – leurs intérêts économiques propres", détaille Anja Durovic. Les femmes, "comme le reste de la société", deviennent aussi moins religieuses. Surtout, "les anciennes générations sont peu à peu remplacées par de nouvelles, plus diplômées", souligne la spécialiste. Résultat, lors des élections législatives de 1986, "elles votent presque autant à gauche que les hommes, il n'y a plus de différences", révèle Janine Mossuz-Lavau.
Les électrices ne votent pas plus pour des femmes que les hommes
À partir des années 1990 et 2000, les femmes deviennent des électrices presque comme les autres. Leur participation aux scrutins se rapproche de celle des hommes. "Les nouvelles générations sont devenues plus hétérogènes : certaines travaillent, d'autres n'ont pas d'enfant, il y a des ouvrières, des cadres…", énumère Anja Durovic. Au final, les électrices votent "en fonction de leurs intérêts économiques et sociaux et de leur classe sociale, tout comme les hommes", conclut la spécialiste, qui souligne que ces questions influencent plus le vote que le sujet de l'égalité de genre.
Les femmes ne sont pas un monolithe "qui serait en suspension dans la nature", tranche Janine Mossuz-Lavau. "Elles ne votent d'ailleurs pas plus pour des femmes que les hommes, sinon Ségolène Royal aurait été élue", remarque la spécialiste.
"Quand les électrices votent pour Marine Le Pen, ce n'est pas en fonction de son sexe, mais parce qu'elles ont des raisons sociologiques, politiques, de le faire."
Janine Mossuz-Lavau, chercheuse émérite au CNRSà franceinfo
Une différence notable avec le vote des hommes persiste toutefois jusqu'au début des années 2010 : le radical right gender gap ("écart de genre de la droite radicale" en français). Les électrices françaises votent alors largement moins pour les partis d'extrême droite que les électeurs. "Elles sont moins enclines, de façon générale, à faire des choix extrêmes, d'autant que le Front national de Jean-Marie Le Pen est alors ouvertement sexiste et viriliste", explicite Janine Mossuz-Lavau.
"Les femmes sont plus sensibles à ce qui est socialement désapprouvé et ont tendance à moins voter pour un parti perçu comme extrémiste, même si elles en partagent les idées", complète Anja Durovic. Un état de fait qui s'explique en partie "par l'éducation que reçoivent les femmes, qui les intiment à être sages et respectueuses des normes, à l'inverse des hommes", selon la chercheuse.
Cet écart de vote s'estompe à partir de 2012, avec l'arrivée de Marine Le Pen à la tête de ce qui deviendra le Rassemblement national (RN) et "l'arrêt du discours viriliste", comme le dit Janine Mossuz-Lavau. A cela s'ajoute la réussite de la stratégie de normalisation et de dédiabolisation entreprise par le RN, dont le vote devient plus acceptable socialement. Ainsi, selon un sondage Ipsos, le RN a gagné dix points dans l'électorat féminin entre le scrutin européen de 2019 et celui de 2024, passant de 20% à 30% (contre 32% pour les hommes).
Pour autant, tous les partis d'extrême droite ne récoltent pas le suffrage des femmes. Anja Durovic et la sociologue Nonna Mayer avaient ainsi conclu, dans un article publié après la présidentielle de 2022, que "les positions sexistes et misogynes d'Eric Zemmour ont recréé un radical right gender gap, rebutant les femmes tout en attirant particulièrement des hommes". Un effet "répété dans les pays où le principal parti d'extrême droite est moins dédiabolisé et propose des politiques ouvertement sexistes, comme avec le parti AfD en Allemagne", précise Anja Durovic.
Le retour d'un "gender gap" chez les jeunes
En parallèle de la montée de l'extrême droite dans l'électorat féminin, un autre phénomène semble prendre son envol dans les pays occidentaux : l'apparition d'un gender gap entre le vote des jeunes femmes et des jeunes hommes. Un article du Financial Times, mis à jour en début d'année et basé sur une série de sondages et d'enquêtes, montrait ainsi que les femmes de 18 à 29 ans se classent largement plus à gauche que les jeunes hommes de leur âge aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Corée du Sud. En Allemagne, les femmes âgées de 18 à 24 ans ont ainsi voté à 35% pour le parti de gauche radicale Die Linke (49% pour l'ensemble de la gauche) lors des élections fédérales du 24 février, selon un sondage Infrarest. Les hommes du même âge n'ont été que 16% à choisir Die Linke (38% pour la gauche), mais ont voté pour l'AFD à 27%, contre 15% pour l'électorat féminin.
Et en France ? "Pour l'instant, nous n'observons pas un tel phénomène, analyse Anja Durovic. Lors de la présidentielle de 2022, il y a eu un léger survote des jeunes femmes pour Jean-Luc Mélenchon, mais ça n'est pas une tendance qui a persisté lors des législatives de 2024". La France fait ainsi figure d'exception sur ce sujet, même si, pointe la spécialiste, "on observe que sur les sujets d'égalité femmes-hommes, LGBT+, une partie des jeunes hommes ont des idées plus réactionnaires que les femmes de leur âge".
En France, comme dans d'autres pays européens, les discours masculinistes séduisent de plus une partie des jeunes hommes. "Il y a eu une évolution de la société, grâce à la diffusion de valeurs et de pratiques plus ouvertes, et l'octroi de nouveaux droits. Il est rare qu'il y ait une évolution sans résistance", philosophe Janine Mossuz-Lavau.
Dans le même temps, les jeunes femmes sont désormais "plus diplômées en moyenne que les hommes", explique Anja Durovic. Cet avantage "n'en reste pas longtemps un" sur le marché du travail, souligne la spécialiste : "les inégalités reviennent très vite, notamment à l'arrivée d'un premier enfant". Logique, donc, que les jeunes femmes soient plus "sensibles aux questions d'égalité de genre et qu'elles ne se contentent plus de cette situation". De quoi influer sur les préférences politiques des jeunes femmes, et donc des futures électrices, lors des prochains scrutins ?
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