Au procès de Joël Le Scouarnec, les failles du monde médical face à l'ex-chirurgien au cœur des débats

Article rédigé par Violaine Jaussent - envoyée spéciale à Vannes (Morbihan)
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
L'ex-chirurgien Joël Le Scouarnec est accusé d'avoir commis des viols et des agressions sexuelles, de 1989 à 2014, sur 299 patients. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
L'ex-chirurgien Joël Le Scouarnec est accusé d'avoir commis des viols et des agressions sexuelles, de 1989 à 2014, sur 299 patients. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

D'anciens collègues du médecin ont témoigné mercredi. La quasi-totalité d'entre eux assurent n'avoir jamais décelé de "propos ou comportement douteux". Joël Le Scouarnec avait pourtant été condamné dès 2005 pour détention d'images pédopornographiques.

"Un homme agréable, cultivé, qui avait beaucoup d'humour et était d'une grande honnêteté dans ses relations de travail." C'est le souvenir que le chirurgien Jean-Paul C. conserve de son confrère Joël Le Scouarnec. Les deux médecins ont exercé ensemble pendant onze ans à Loches (Indre-et-Loire). Une période au cours de laquelle Jean-Paul C. assure n'avoir jamais eu "aucun soupçon". "Je n'avais aucune idée de la façon dont il se comportait", a-t-il déclaré, mercredi 5 mars.

Jean-Paul C. était entendu en visioconférence, en qualité de témoin, devant la cour criminelle du Morbihan, où Joël Le Scouarnec est jugé depuis le 24 février, pour des viols et agressions sexuelles aggravés sur 299 patients. L'ex-médecin est accusé d'avoir commis ces actes, de 1989 à 2014, sur de jeunes mineurs, âgés en moyenne de 11 ans, pendant qu'ils étaient anesthésiés pour les besoins d'une opération. Il consignait scrupuleusement dans des journaux intimes les noms de ses victimes, associés à une litanie de récits de sévices.

Un médecin qui cachait sa perversité

François P., radiologue à la clinique de Loches, et Jacqueline G., infirmière de bloc opératoire, ont également témoigné mercredi, en faisant le déplacement jusqu'à Vannes. Eux non plus n'ont rien "constaté". "Je ne vois pas où il pu sévir", a estimé François P. Son ancien collègue dissimulait sa perversité et concède aujourd'hui avoir mis en place des "stratégies de dissimulation", "afin de ne pas risquer d'être découvert". "Je les ai tous trahis, je leur ai menti pour couvrir mes activités", a déclaré Joël Le Scouarnec mardi à l'audience, en leur présentant des excuses. "Je regrette qu'on se revoie dans ces tristes conditions", a-t-il réagi mercredi, à la fin de chacun des trois témoignages.

Une seule fois, il s'est fait "surprendre", écrit-il dans ses carnets, "par A. B.". Face aux enquêteurs, Joël Le Scouarnec a affirmé qu'il désignait sous ces initiales son aide opératoire, André B., sans avoir le souvenir d'avoir été "surpris". André B., qui a assisté Joël Le Scouarnec pendant des années dans une clinique de Vannes, a estimé, lui, que "les actes décrits" dans les journaux intimes, bien que "relatés dans des termes manifestement fantasmés et délibérément provocateurs", "n'étaient que des gestes pouvant être réalisés de manière habituelle par le chirurgien".

Il s'agit pourtant de gestes dans et sur le sexe, au niveau des testicules ou du clitoris. André B. reconnaît "avoir souvent vu le docteur Le Scouarnec réaliser des actes de cette nature", mais jamais "en dehors d'un contexte médical". Cité comme témoin par l'avocat d'une victime, l'ancien aide opératoire de Joël Le Scouarnec doit être entendu lundi 10 mars.

Des collègues ont-ils fermé les yeux ?

Tous ces témoignages sont très attendus. Car des interrogations subsistent dans l'affaire Le Scouarnec : quelle responsabilité porte le monde médical ? Les collègues du médecin n'ont-ils vraiment rien vu ou bien ont-ils pu fermer les yeux ? A ce jour, Joël Le Scouarnec est le seul accusé. Néanmoins, une autre procédure distincte a vu le jour dans ce dossier. Selon le parquet de Lorient, contacté par franceinfo, une enquête est ouverte contre X pour non-empêchement de crime ou délit contre l'intégrité des personnes. Elle est toujours en cours.

Les associations de protection de l'enfance, nombreuses à s'être constituées partie civile dans le procès en cours, attendent des réponses claires sur ce point. Certaines sont investies depuis le début de l'affaire. Ainsi, La Voix de l'enfant a déposé une plainte contre X pour mise en danger, après des révélations de franceinfo en février 2023, selon lesquelles le ministère de la Santé et l'Ordre des médecins avaient été informés, dès 2006, après une première condamnation de Joël Le Scouarnec.

Cette année-là, en juin, un psychiatre, collègue de Joël Le Scouarnec, avait appris un peu par hasard que le docteur avait été condamné, quelques mois plus tôt, pour détention d'images pédopornographiques. Le chirurgien avait été repéré grâce à une enquête du FBI, après avoir acheté des vidéos mettant en scène des enfants. A l'époque, le tribunal judiciaire de Vannes avait prononcé une peine de quatre mois de prison avec sursis, sans obligation de soin et sans interdiction d'exercer.

Une condamnation sans conséquences

Cette condamnation n'est envoyée ni aux hôpitaux où le chirurgien exerce alors, ni à l'Ordre des médecins. Mais quand il en prend connaissance, le psychiatre alerte la direction de l'hôpital de Quimperlé, où Joël Le Scouarnec travaille à l'époque. L'information est transmise au Conseil de l'ordre des médecins du Finistère, puis au niveau régional, sans que ces instances ne donnent suite. L'information remonte aussi auprès de la direction de l'hospitalisation et des soins, au ministère de la Santé.

Des responsables du ministère demandent ensuite au directeur régional de l'hospitalisation de Bretagne de déposer une plainte en leur nom auprès de l'Ordre des médecins. Or, comme le révèle l'enquête de franceinfo, cette plainte n'a jamais existé. Joël Le Scouarnec va donc continuer sa carrière pendant douze ans sans être inquiété. Pourtant, il exerçait en pédiatrie, en tant que chirurgien viscéral et digestif, et était donc, au quotidien, au contact de mineurs, qu'il opérait pour des appendicites notamment.

Le procès pour essayer de "comprendre"

Avocate pour la Fondation pour l'enfance, Céline Astolfe souligne auprès de franceinfo l'importance de "comprendre" comment cette condamnation pour détention d'images pédopornographiques a circulé au sein du ministère de la Santé, "sans que cela n'entraîne de conséquences". Car ce type de condamnation est, bien souvent, "la première marche vers un passage à l'acte criminel".

"Les arguments sur la pénurie de chirurgiens et la compétence de Joël Le Scouarnec, mis en avant pour justifier son maintien en fonction, sont apparus gravement insuffisants, lors du premier procès du médecin."

Céline Astolfe, avocate pour la Fondation pour l'enfance

à franceinfo

L'accusé a été condamné à 15 ans de réclusion criminelle, en décembre 2020, pour viols et agressions sexuelles sur quatre mineures. Cette fois, l'avocate espère que les débats permettront "d'identifier les maillons manquants de la chaîne et d'en tirer les conséquences".

Pour y parvenir, l'association L'Enfant bleu a formulé pour sa part, le 10 février, "trois propositions clés" pour mener "des changements structurels" dans le monde médical : "un renforcement des pouvoirs des directeurs d'établissements de santé publique", "une révision du conseil disciplinaire national des médecins titulaires de la fonction publique" et "une déontologie médicale priorisant la protection des enfants". "Trop souvent, une solidarité implicite au sein de la profession a contribué à faire taire des comportements répréhensibles, retardant l'intervention des autorités", déplore l'association.

Des réformes promises à l'avenir

De son côté, le Collectif enfantiste s'insurge que le Conseil national de l'ordre des médecins se soit porté partie civile, une décision qui lui apparaît comme "illégitime et irresponsable", "voire insultante au vu de son inaction depuis 2006".

"Il est inadmissible que l'Ordre des médecins n'exprime ni regrets ni excuses publiques par rapport à cette passivité irresponsable."

Le Collectif enfantiste

dans un communiqué

Le 24 février, à l'ouverture du procès, une quarantaine de manifestants, issus de plusieurs organisations syndicales et féministes, sont venus devant le tribunal judiciaire de Vannes pour exprimer leur colère à l'égard de "la loi du silence" dans le milieu hospitalier. Le même jour, une manifestation a eu lieu devant l'Ordre national des médecins, à Paris, pour dénoncer l'inaction de l'institution.

"Dire que l'Ordre des médecins est du côté des victimes alors qu'il n'a pas agi, qu'il n'a pas garanti leur sécurité, c'est indécent", a estimé sur France Inter Sonia Bisch, fondatrice du collectif Stop aux violences obstétricales et gynécologiques et présente à ce rassemblement, auquel s'est joint le Syndicat de la médecine générale (SMG). D'autres soignants se sont indignés : Bernard Coadou, médecin bordelais retraité, a rédigé en ce sens une lettre ouverte, signée par 58 de ses confrères.

Dès le 13 février, l'Ordre des médecins avait tenu "à exprimer solennellement toute sa solidarité avec l’ensemble des victimes". L'organisme souhaite que le procès "permette de faire toute la lumière sur les crimes abominables commis". "C'est dans cette intention, ainsi que pour garantir l'intégrité de la profession médicale, que le Conseil national de l'ordre des médecins a décidé d'être partie civile à l'audience", justifie-t-il.

Lundi, l'Ordre national des médecins a publié un nouveau communiqué. Cette fois, l'instance désavoue ses instances départementales, dans le Finistère et la Charente-Maritime. L'organisme assure avoir appris en 2008 la condamnation de Joël Le Scouarnec pour détention d'images pédopornographiques et avoir "attiré l'attention" à ce sujet. Mais, regrette-t-il, "les conséquences adéquates" n'ont pas été tirées. Pour éviter qu'une telle situation ne se reproduise, l'Ordre national des médecins demande à tous les conseils départementaux "de faire preuve de la plus grande fermeté dans les vérifications de probité et de moralité des médecins". Et tient à réitérer "son entière solidarité avec l'ensemble des victimes de Joël Le Scouarnec".

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