"Personne ne peut sonder cet homme si mystérieux" : alors que son procès touche à sa fin, Joël Le Scouarnec demeure une énigme
Après douze semaines d'audiences éprouvantes, l'ex-chirurgien digestif reste difficile à déchiffrer, tant il apparaît dans "le contrôle", peu enclin à l'introspection. Son dernier interrogatoire sur les faits est prévu ce mardi, avant le verdict, attendu le 28 mai.
Chaque jour ou presque, Joël Le Scouarnec a présenté des excuses. Une litanie de "je vous demande pardon", aussi longue que la liste de ses victimes directes : 299, dont plus d'une centaine ont choisi de témoigner à la barre ou en visioconférence depuis le 24 février, date de l'ouverture de son procès. Pendant des centaines d'heures, l'ancien chirurgien digestif a écouté ces enfants et adolescents devenus adultes raconter leurs vies ravagées.
Des récits d'anxiété chronique, d'insomnies, de cauchemars, de blocages sexuels, de crises d'angoisse, de boulimie, d'arrêts maladie, de dépressions, d'alcoolisme, de tentatives de suicide… Ces témoignages ont souvent été teintés d'une colère froide, parfois plus éruptive, à l'égard de leur bourreau, mais aussi de l'ensemble du corps médical et judiciaire qui a failli à les protéger. L'ex-chirurgien est accusé d'agressions sexuelles aggravées et de viols aggravés sur une période de vingt-cinq ans, de 1989 à 2014, dans de nombreux hôpitaux et cliniques du Grand Ouest.
Face à cette montagne de douleur, Joël Le Scouarnec s'est échiné à endosser toute la responsabilité de ses actes. "Ce que j'ai fait est immonde", "j'ai brisé votre vie", a répété l'homme de 74 ans, mine défaite, d'un ton monocorde. Ces phrases ont résonné à de très nombreuses reprises dans la petite salle d'audience du tribunal judiciaire de Vannes, mais aucune des parties civiles ne semble les avoir crues.
"Être assimilé à un violeur, c'était insupportable"
"Personne ne peut sonder cet homme si mystérieux, dont les affects n'affleurent quasiment pas", observe Cécile de Oliveira, avocate de victimes. Alors que s'ouvre la dernière ligne droite de ce procès fleuve, avec l'ultime interrogatoire de l'accusé, mardi 20 mai, ni ses proches, ni la cour criminelle du Morbihan, ni le procureur de la République, ni les victimes, ni leurs avocats ne sont parvenus à fissurer le masque.
Pourtant, la posture de Joël Le Scouarnec a évolué depuis son arrestation en 2017 à Jonzac (Charente-Maritime). Lors de l'enquête, il a passé plus de 500 heures d'interrogatoire avec la juge d'instruction, qui a repris avec lui ligne par ligne les récits de ses carnets pédophiles. Il a fini par reconnaître la majorité des faits, autrement dit : l'essentiel des agressions sexuelles sur ses patients, filles et garçons, pour la plupart mineurs. Il a refusé en revanche de reconnaître les viols, alors que de nombreuses pénétrations sont mentionnées dans ses écrits. "Moi, je ne viole pas les enfants", a-t-il lancé au moment de son expertise psychiatrique en 2023.
Lors de l'audience du 5 mars, pour son premier interrogatoire sur les faits, il s'en explique. La voix nouée, il laisse entrevoir un premier moment d'émotion : "D'être assimilé à un violeur, pour moi c'était insupportable. Je ne pouvais pas me reconnaître avec ce terme, analyse-t-il. Je ne veux plus de mensonges, je ne veux plus rien cacher de ce qu'a été cette vie", affirme alors le septuagénaire debout derrière le plexiglas de son box, revendiquant sa "sincérité".
Un pas en avant sur la reconnaissance des faits
Il sanglote, et reconnaît enfin une partie des viols, par pénétration digitale, qui lui sont imputés. La présidente, Aude Buresi, détaille ce jour-là le contenu des supports informatiques retrouvés à son domicile insalubre de Jonzac : des milliers de fichiers pédopornographiques bien sûr, mais aussi zoophiles, urophiles, sadomasochistes, ainsi que des milliers de contenus ultraviolents, montrant des scènes de meurtres et de tortures. "J'étais dans la transgression permanente, je ne m'interdisais rien", euphémise l'accusé à l'audience.
Dans les jours qui suivent, Joël Le Scouarnec persiste à ne pas reconnaître l'ensemble des viols décrits dans ses carnets, notamment pour ses victimes masculines. Il se retranche derrière des gestes médicaux et la cour se retrouve prise dans ses longues justifications jargonneuses. "C'était : 'Un coup, je reconnais, un coup je ne reconnais pas. Un coup, je me souviens, un coup, je ne me souviens pas'", relate Francesca Satta, avocate de plusieurs victimes.
"Résultat : les victimes étaient toujours sous l'emprise de cet homme, à attendre fébrilement de découvrir s'il allait ou pas reconnaître les faits les concernant."
Francesca Sattaavocate de parties civiles
Et puis, le 20 mars, au tiers de son procès, Joël Le Scouarnec fait volte-face. Lors d'une audience à huis clos, il reconnaît sa culpabilité pour l'intégralité des faits. "Un tournant" dans le procès, souligne l'un de ses avocats, Maxime Tessier, interrogé par l'AFP. "Ces aveux globaux ont fait du bien, constate aujourd'hui Romane Codou, qui représente quinze parties civiles. Ils ont apaisé les victimes et ont permis de fermer la porte à un débat terrible où on était à la merci de Joël Le Scouarnec."
"Une mémoire sélective"
Mais un sujet essentiel de frustration perdure aujourd'hui encore. Chaque jour, la présidente a lu les passages des carnets correspondant à chacune des victimes de Joël Le Scouarnec. Une photo de leurs visages joufflus et souriants, à l'époque des faits, a été projetée, sous les yeux de l'accusé. Et chaque jour, l'ex-chirurgien l'a juré : il n'a aucun souvenir de ses victimes.
"Clairement, ce qui ressort, c'est que Joël Le Scouarnec a une mémoire sélective, pointe Julia Delalez, avocate de victimes. Il peut se souvenir d'opéras, de ses lectures avec précision, mais pas des personnes dont il a abusé. Soit il n'a pas envie d'avoir à davantage s'expliquer sur le détail des faits. Soit il ne s'en souvient réellement pas, et ça montre le peu de considération qu'il peut avoir pour l'enfant, pour l'humain en face de lui."
Sa mémoire lui fait défaut, assure-t-il, même pour les victimes auxquelles il semble avoir voué une véritable obsession. C'est le cas de Pauline, hospitalisée dix jours en 1999, alors qu'elle avait 11 ans, pour de graves complications après une appendicite. Les passages correspondant aux multiples viols qu'il lui a infligés sont particulièrement nombreux. Face à elle, il a reconnu, le 13 mars à l'audience, "un acharnement".
"Est-ce qu'il a pu vous arriver de développer des sentiments amoureux ou pseudo amoureux à l'égard d'enfants que vous abusiez sexuellement ?", lui a demandé une assesseuse. "Jamais", a immédiatement tranché l'accusé, malgré les innombrables "je t'aime" ponctués de "mon/ma chéri(e)" écrits au sujet de plusieurs enfants.
Sa froideur émotionnelle pointée du doigt
Pour l'avocate Romane Codou, ce genre de réponse de Joël Le Scouarnec montre qu'il ne veut surtout pas accepter de "ne plus tout maîtriser, ouvrir des brèches, créer des contradictions qu'il ne pourrait pas expliquer". De ce fait, "le procès tourne comme un disque rayé chaque jour avec la même chansonnette, car il faut que rien ne lui échappe".
Un constat appuyé par les quatre experts qui l'ont rencontré en détention. Deux psychiatres, Isabelle Alamome et Jean-Jacques Dumond, se sont étonnés face à la cour de la "pauvreté" de son expression orale. "Dans certains dossiers, on a des accusés qui manifestent une envie de se libérer d'un poids. Là, non. On voyait bien que monsieur Le Scouarnec savait ce qu'il devait dire ou ne pas dire. C'est quelqu'un d'intelligent, qui connaît le système", a décrypté Isabelle Alamome.
"Ce monsieur, c'est une énigme, dans le contraste entre la richesse [de ses carnets] et le personnage insignifiant que l'on rencontre."
Jean-Jacques Dumondexpert psychiatre
Au sujet de son enfance dans un pavillon de banlieue parisienne, sous le joug d'un père colérique, parfois violent, Joël Le Scouarnec se montre mutique. Aux psychiatres, rencontrés en 2023, il a affirmé que ses premiers souvenirs débutaient à l'époque du baccalauréat. Depuis son box, lors de son interrogatoire de personnalité, il n'en dit pas beaucoup plus, se remémorant seulement les livres de poche et Librio, qu'il collectionnait compulsivement, tout comme les enregistrements d'opéras. "J'aimais le fait de pouvoir en disposer", précise-t-il. Il mentionne aussi "être allé à des cours de catéchisme". Et c'est tout.
Auprès de Patrice Le Normand, l'expert psychologue qui a rencontré Joël Le Scouarnec en 2021, le chirurgien s'est décrit comme un enfant sans amis, renfermé, introverti, qui a "hyper investi le savoir, la lecture, le travail personnel". "Il s'est construit une bulle, observe le spécialiste, dans un fonctionnement en autosuffisance, en coupure par rapport à l'altérité". Il relève également que l'accusé "trouvait violente toute forme de confrontation à l'autre, y compris un match de football".
Les victimes ne sont que "des noms"
Le choix du métier de chirurgien apparaît à l'expert comme "le summum" de cette scission avec ses semblables, puisque l'autre "est réduit à un corps, à un objet, à une matière" sur qui Joël Le Scouarnec a imposé "sa domination". Cette profession "a généré chez lui des bénéfices narcissiques et contribué à nourrir une certaine toute puissance, en le plaçant au sommet de la hiérarchie hospitalière", souligne Patrice Le Normand.
"Dans ses écrits, l'individu existe comme on épingle un papillon sur un tableau en liège, comme des trophées."
Patrice Le Normandexpert psychologue
"L'autre n'est pas un sujet, mais un objet, qu'il utilise. Il est même substitué ponctuellement par de véritables objets : ses poupées", qu'il avait affublées des prénoms de certaines de ses victimes, analyse le psychiatre Paul Bonnan, qui a lui aussi expertisé Joël Le Scouarnec.
Les racines de "cette personnalité perverse" apparaissent encore à ce jour bien mystérieuses. La présidente de la cour criminelle, Aude Buresi, a bien avancé une piste lors de l'interrogatoire de personnalité : n'y aurait-il pas un "lien" à faire entre le trou mémoriel de Joël Le Scouarnec sur son enfance et un éventuel "traumatisme" ? "Je n'ai jamais rien trouvé dans mon passé qui laisse penser que ça puisse expliquer mon comportement ultérieur", a balayé l'intéressé. Pour Paul Bonnan, "il y a eu certainement un événement qui a été refoulé" chez l'accusé, évoquant une possible "amnésie infantile".
"La dangerosité criminologique reste très importante"
Lors de la première semaine de procès, ses proches ont dépeint une famille rongée par les violences sexuelles. Surtout, Joseph Le Scouarnec, le père de Joël, a violé à plusieurs reprises l'un des trois fils du chirurgien. Celui-ci assure ne l'avoir appris qu'après son arrestation. Et soutient mordicus que son père ne s'en est jamais pris à lui.
Quand la présidente lui a demandé s'il voyait un rapport entre les agressions qu'il a commises dans le cercle familial, sur ses nièces et sur sa petite-fille, avec celles commises par son père sur son fils, Joël Le Scouarnec n'y voit qu'"une pure coïncidence". Tout au long du procès, plusieurs avocats des parties civiles ont pointé "le manque évident d'introspection" de l'ex-chirurgien, malgré son suivi psychologique. L'accusé maintient ne plus être attiré par les enfants depuis son placement en détention, ce que personne ne semble croire.
"Nous ne sommes pas dans sa tête, souligne la psychiatre Isabelle Alamome, mais on ne peut clairement pas se référer à cette affirmation comme une garantie. La dangerosité criminologique reste très importante le concernant." Un constat partagé par l'ensemble des experts, dont Paul Bonnan, qui s'est permis de recommander une mesure de rétention de sûreté à l'audience face à "une personnalité perverse très fixée, extrêmement compliquée à réaménager". Déjà condamné à quinze ans de réclusion en 2020 par la cour d'assises de Charente-Maritime, Joël Le Scouarnec encourt vingt années de réclusion criminelle. Le verdict est attendu le 28 mai.
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